Page:Sienkiewicz - Quo vadis, 1983.djvu/420

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grandissait. Les bacchantes, avec des cris aigus, coururent vers les chars. Soudain, augmentant le désordre, quelques mâts consumés s’effondrèrent dans une pluie d’étincelles. Un remous de la foule entraîna Chilon vers le fond du jardin.

Peu à peu les poteaux consumés commençaient à tomber en travers de la route, emplissant les allées de fumée, d’étincelles, d’odeur de bois brûlé et d’un relent de graisse humaine. Partout les lumières s’éteignaient. Les jardins s’enténébraient. Le peuple inquiet, sombre et épouvanté, s’écrasait aux portes. La nouvelle de l’événement passait de bouche en bouche, déformée et amplifiée à mesure. D’aucuns prétendaient que César s’était évanoui ; d’autres qu’il était tombé gravement malade, et qu’on l’avait emporté, quasi mort, sur son char. Çà et là s’élevaient des paroles de pitié pour les chrétiens : « Si ce n’est pas eux qui ont brûlé Rome, alors, pourquoi tant de sang, tant de tortures, tant d’injustice ? Les dieux ne vengeront-ils pas la mort de ces innocents, et par quels piacula parviendra-t-on à les apaiser ? » On répétait avec insistance les mots : innoxia corpora. Les femmes s’apitoyaient sur les enfants, dont un si grand nombre avait été jeté aux fauves, et cloué en croix, et brûlé dans ces jardins maudits ! Et cette pitié se traduisait peu à peu par des malédictions contre Tigellin et contre César. Des gens s’arrêtaient soudain et demandaient tout haut : « Quelle est-elle, cette divinité qui leur donne tant de force devant les tortures et devant la mort ? » Et ils rentraient chez eux, songeurs…

Chilon errait à travers les jardins, ne sachant de quel côté diriger ses pas. À présent il sentait de nouveau, vieillard sans ressort et débile, ses forces l’abandonner. Il butait contre des corps à demi consumés, accrochait des tisons qui l’environnaient d’un essaim d’étincelles, et, par moments, s’asseyait et regardait autour de lui avec des yeux hébétés. L’obscurité avait presque entièrement envahi les jardins ; entre les arbres vaguait une lune blafarde qui éclairait d’une pâle lueur les allées, les potences noircies couchées en travers et les masses informes des victimes à demi brûlées. Le vieux Grec croyait reconnaître encore dans la lune les traits de Glaucos et ses yeux fulgurants ; et il fuyait cette lumière. Enfin, il sortit de l’ombre et, mû par une force invincible, il s’achemina vers la fontaine où Glaucos avait rendu l’âme.

Soudain, une main toucha son épaule.

Le vieillard se retourna et, à la vue d’un inconnu, il s’écria avec terreur :

— Quoi ? Qui es-tu ?

— Un apôtre, Paul de Tarse.

— Je suis maudit !… Que me veux-tu ?

L’Apôtre répondit :