Page:Sienkiewicz - Quo vadis, 1983.djvu/419

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Il se leva et voulut fuir, mais il ne le put. Il lui semblait que ses jambes étaient de plomb et qu’un bras invisible le clouait devant ce poteau avec une force surhumaine. Et il restait là, pétrifié. Il sentait seulement qu’en lui quelque chose débordait, brisait tout, effaçait tout : César, la cour, la foule, et que seul un vide noir, sans fond, horrible, l’environnait. Il ne voyait plus que les yeux de ce martyr qui le convoquaient devant le juge. L’autre, la tête affaissée de plus en plus, le regardait sans relâche. Tous sentaient qu’entre ces deux hommes se passait quelque chose, et le rire se figea sur les lèvres, car le visage de Chilon était atroce : on eût dit que les langues de feu dévoraient son propre corps. Soudain, il chancela, étendit les bras et cria, d’une voix effroyable et déchirante :

— Glaucos ! au nom du Christ ! Pardonne !

Tous se turent : un frisson secoua les assistants et tous les yeux se levèrent vers le poteau.

La tête du martyr remua légèrement et, de la cime du mât, descendit une voix gémissante :

— Je pardonne !

Chilon tomba la face contre terre, hurlant comme une bête sauvage, et, des deux mains, entassant de la terre sur sa tête. Soudain les flammes jaillirent, enveloppant la poitrine et le visage de Glaucos, déroulant sur sa tête la couronne de myrte et déroulant les rubans à la tête du mât qui tout entier flamba dans une clarté intense.

Mais Chilon se releva, le visage à tel point transfiguré que les augustans crurent voir devant eux un autre homme. Ses yeux brillaient d’une lueur fiévreuse, son front ridé resplendissait d’extase : ce Grec, l’instant d’avant veule et lâche, semblait maintenant un prêtre inspiré par son dieu et qui allait révéler des vérités redoutables.

— Que lui arrive-t-il ? Il est fou !… — firent des voix.

Lui se tourna vers la foule, leva la main droite et proféra, ou plutôt clama d’une voix perçante, pour être entendu non seulement des augustans, mais de la foule entière :

— Peuple romain, je le jure sur ma mort : ce sont des innocents qui périssent ! L’incendiaire, c’est lui !

Et il montra Néron.

Il se fit un silence. Les courtisans demeuraient pétrifiés. Chilon restait immobile, la main frémissante et le doigt tendu vers César. Un désarroi se produisit. En une tourmente de flots soudain déchaînés par la rafale, le peuple se rua vers le vieillard, pour le voir de plus près. Des voix crièrent : « Saisissez-le ! » d’autres : « Malheur à nous ! » Une tempête de sifflets et de hurlements gronda : « Ahénobarbe ! Matricide ! Incendiaire ! » Le tumulte