Page:Sienkiewicz - Quo vadis, 1983.djvu/471

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précédentes n’avaient pas eu de chefs, tandis que cette fois il y avait à leur tête un descendant des rois d’Aquitaine, guerrier fameux et expérimenté. « Ici, — répondait Néron, — les Grecs m’écoutent ; c’est le seul peuple qui sache écouter et qui soit digne de mon chant. » Il disait que le seul but de sa vie était l’art et la renommée. Mais quand il apprit que Vindex l’avait déclaré artiste pitoyable, il partit précipitamment pour Rome. Les blessures infligées par Pétrone, et calmées par son séjour en Grèce, se rouvrirent. Il voulait demander au Sénat de faire justice d’une insulte aussi inouïe.

Chemin faisant, il vit un groupe en bronze représentant un guerrier gaulois terrassé par un chevalier romain, et ce fait lui sembla d’un heureux présage. De ce moment, il ne fit plus allusion à la révolte des légions et à Vindex que pour s’en moquer. Son entrée à Rome surpassa tout ce qu’on y avait vu jusqu’alors. Il fit usage du char qui avait servi au triomphe d’Auguste. On dut abattre une partie du cirque pour livrer passage au cortège. Le Sénat, les chevaliers et une foule innombrable vinrent à sa rencontre. Les cris de : « Salut, Auguste ! Salut, Hercule ! Salut, divin, unique, olympien, pythique, immortel ! » firent trembler les murs. Derrière lui, on portait les couronnes et les noms des villes où il avait triomphé, puis des plaques énumérant les maîtres vaincus par lui. Néron s’enivrait lui-même de toutes ces louanges, et il demandait avec émotion aux augustans : « Que fut jadis le triomphe de César, à comparer au mien ? » L’idée qu’un mortel osât lever la main sur un demi-dieu tel que lui, lui semblait absurde, insensée. Il se croyait réellement olympien et, par cela même, à l’abri de tout danger. L’enthousiasme, la frénésie des foules surchauffait son propre délire. Et, en ce jour de triomphe, on eût pu croire en démence non pas seulement Néron et la ville, mais l’univers entier.

Personne ne sut voir l’abîme creusé sous l’amoncellement des fleurs et des couronnes. Cependant, le soir même, les colonnes et les murs des temples se couvrirent d’inscriptions qui flétrissaient les crimes de César, le menaçaient d’une vengeance imminente et le raillaient en tant qu’artiste. Et de bouche en bouche volait ce dicton : « Il a tant chanté qu’il a fini par réveiller le coq (gallus) ! » Des nouvelles alarmantes circulaient par la ville et prenaient des proportions énormes. Les augustans furent pris d’anxiété. Le peuple, incertain de l’avenir, n’osait exprimer ni le désir, ni l’espoir, n’osait même ni sentir, ni penser.

Lui, continuait à vivre uniquement de théâtre et de musique. Il s’intéressait aux instruments nouvellement inventés et faisait essayer au Palatin un nouvel orgue hydraulique. Avec son esprit puéril et inapte à un plan ou à une action raisonnable, il s’imaginait