Page:Sienkiewicz - Quo vadis, 1983.djvu/58

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bien qu’elle lui fît assez souvent défaut… Les dieux savaient ce qu’il lui en coûtait, chaque fois qu’il paraissait en public… Toutefois il ne se dérobait pas, car l’art a ses exigences. Et, puisque Apollon l’avait doué de quelque voix, il ne convenait pas de négliger le don des dieux. Même, il se rendait compte que c’était là un devoir vis-à-vis de l’État ; mais, aujourd’hui, il était réellement enroué. La nuit, il s’était mis des lingots d’étain sur la poitrine, et le moyen ne lui avait pas réussi… Aussi songeait-il à partir respirer à Antium l’air marin.

Alors, Lucain le supplia, au nom de l’art et de l’humanité. Le monde entier savait que le poète, le chanteur divin, avait composé un nouvel hymne à Vénus, auprès duquel celui de Lucrèce n’était que vagissement de louveteau. Que ce festin fût donc un festin véritable ! Lui, souverain si bon, ne pouvait infliger de telles souffrances à ses sujets :

« Ne sois point cruel, César ! »

— Ne sois point cruel ! répétèrent les assistants les plus proches.

Néron étendit les mains, pour marquer qu’on le contraignait à céder. Sur tous les visages se peignit la gratitude ; tous les regards se tournèrent vers lui. Alors il donna l’ordre d’annoncer à Poppée qu’il allait chanter, et il informa les convives qu’une indisposition avait empêché celle-ci de paraître au festin. Or, comme aucun remède ne lui procurait un aussi grand soulagement que son chant, il regretterait de la priver d’un tel bienfait.

Poppée vint aussitôt. Elle régnait encore sur Néron, autant que lui sur ses sujets ; mais elle n’oubliait pas, cependant, qu’il eût été dangereux d’irriter César dans son amour-propre de chanteur, de poète ou de conducteur de chars. Belle comme une déesse, elle entra, vêtue, elle aussi, d’une tunique améthyste, avec, au cou, une rangée d’énormes perles provenant du butin fait sur Massinissa ; elle avait des cheveux d’or, souriait, et, bien que femme deux fois divorcée, elle avait conservé le regard et le visage d’une vierge. Elle fut saluée par des acclamations, où revenait sans cesse le nom de « Divine Augusta ». De sa vie, Lygie n’avait vu pareille beauté. Elle avait peine à en croire ses yeux, car elle savait que Poppæa Sabina était la plus vicieuse des femmes. Elle avait appris de Pomponia que c’était à l’instigation de Poppée que César avait fait assassiner sa mère et sa femme. Elle savait ce dont elle était capable par les récits des visiteurs et des esclaves d’Aulus. Elle avait entendu dire que, la nuit, on renversait dans la ville les statues de Poppée et que des inscriptions, pour lesquelles les coupables étaient cruellement punis, reparaissaient quand même chaque matin sur tous les murs. Et malgré cela, à la vue de la fameuse Augusta, qui, aux yeux des adeptes