Page:Sienkiewicz - Quo vadis, 1983.djvu/63

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de sa bouche édentée, le cou et les épaules. À cette vue, le consul Memmius Regulus éclata de rire et, la couronne de travers sur sa calvitie, s’écria :

— Où sont ceux qui prétendent que Rome va périr ? Quelle sottise !… Moi ; consul, je le sais mieux que personne… Videant consules !… Trente légions sauvegardent la paix romaine !…

Les tempes entre ses poings, il beugla à tue-tête :

— Trente légions ! Trente légions !… De la Bretagne à la frontière des Parthes !

Soudain, il se mit à réfléchir et, le doigt au front, il conclut :

— Après tout, peut-être bien qu’il y en a trente-deux…

Il s’effondra sous la table, où il se mit incontinent à expectorer les langues de flamants, les cèpes rôtis, les champignons glacés, les sauterelles au miel, les poissons, les viandes, tout ce qu’il avait mangé ou bu.

Pourtant, le nombre des légions qui sauvegardaient la paix romaine ne rassurait pas Domitius : « Non, non, Rome devait périr, puisque la foi aux dieux et les mœurs austères avaient péri ! Rome devait périr !… Pourtant, quel dommage !… car la vie était bonne, César magnanime, le vin excellent. Ah ! que c’était dommage ! »

Alors, la tête enfouie entre les omoplates de la danseuse syriaque, il se mit à larmoyer.

— Et puis, que m’importe je ne sais quelle vie future ?… Achille disait avec raison qu’il vaut mieux être le dernier des bouviers en ce monde sublunaire, que roi dans les régions cimmériennes. À savoir encore, si les dieux existent, bien que le doute soit funeste à la jeunesse.

Pendant ce temps, Lucain en avait fini de disperser les dernières paillettes d’or des cheveux de Nigidia, qui dormait, complètement ivre. Il détacha le lierre qui ornait une amphore voisine, pour en enguirlander la dormeuse. Sur ce, il se mit à promener sur l’assistance un regard interrogateur et béat ; puis, se parant de lierre à son tour, il déclara sur un ton de conviction profonde :

— Je ne suis pas du tout un homme ; je suis un faune.

Pétrone n’était point ivre ; quant à Néron, soucieux de sa voix céleste, il avait bu d’abord avec modération, mais après, il avait vidé coupe sur coupe et s’était grisé. Il voulait même chanter encore de ses vers, cette fois des vers grecs, et il ne les retrouvait plus dans sa mémoire ; par erreur, il entonna une chanson d’Anacréon. Pythagore, Diodore et Terpnos l’accompagnèrent, mais, cela ne leur réussissant point, ils y renoncèrent.

Néron, en tant qu’esthète et connaisseur, s’extasiait à présent sur la beauté de Pythagore et, dans son admiration, lui baisait les mains. D’aussi belles mains, il en avait vu jadis… chez qui ?…