Page:Sienkiewicz - Quo vadis, 1983.djvu/64

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Portant la main à son front moite, il fouilla dans ses souvenirs. Brusquement, son visage s’effara :

— Ah oui, chez ma mère, chez Agrippine !

Aussitôt de sombres visions le hantèrent.

— On affirme, — dit-il, — que la nuit, aux rayons de la lune, on la voit errer sur la mer, près de Baïa et de Baula… Et rien autre… Elle erre, elle erre, comme si elle cherchait quelque chose… Elle s’approche parfois d’une barque, la regarde et disparaît. Et le pécheur que son regard a fixé meurt.

— Pas mal, le thème, — fit Pétrone.

Vestinus, allongeant son cou de héron, balbutia d’un air mystérieux :

— Je ne crois pas aux dieux ; mais je crois aux spectres. Oh !…

Sans prêter aucune attention à ce qu’ils disaient, Néron continua :

— J’ai pourtant célébré les Lemuralia ! Je ne veux plus la voir ! Il y a cinq ans déjà ! J’ai été forcé, forcé de la condamner : elle avait soudoyé un assassin, et si je n’avais pris l’avance, vous n’auriez pas entendu mon chant ce soir.

— Grâces te soient rendues, César, au nom de Rome et de l’univers entier ! — s’exclama Domitius Afer.

— Du vin ! et que les tympanons résonnent !

Ce fut un nouveau vacarme. Lucain, tout enguirlandé de lierre, essaya de le dominer, se dressa et hurla :

— Je ne suis pas un homme ! Je suis un faune, hôte des forêts. É… cho… oooo !

Puis, César fut ivre aussi ; hommes, femmes, tous étaient ivres. Vinicius l’était autant que les autres. Outre son excitation passionnelle, montait en lui une rage de querelle, ce qui lui arrivait toujours quand il avait bu plus que de raison. Son visage hâlé avait encore pâli, et, la langue pâteuse déjà, il ordonnait à voix haute et impérieuse :

— Donne tes lèvres ! Aujourd’hui, demain, qu’importe ?… J’ai assez attendu !… César t’a reprise aux Aulus pour te donner à moi, comprends-tu ? Demain au soir, je t’enverrai prendre, comprends-tu ?… Avant de te réclamer, César t’a promise à moi… Tu dois être à moi ! Donne tes lèvres ! Je ne veux pas attendre demain… Vite, tes lèvres !

Il l’entoura de ses bras. Mais Acté la défendait et elle-même se débattait de toutes les forces qui lui restaient, car elle sentait qu’elle allait succomber. En vain elle s’efforçait, de ses deux mains, de rompre l’étreinte de ces bras épilés ; en vain, la voix tremblante d’effroi et d’amertume, elle le suppliait de ne point être ainsi, d’avoir pitié d’elle. L’haleine avinée de Vinicius lui arrivait