Page:Sienkiewicz - Quo vadis, 1983.djvu/83

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contre lui un arrêt de mort. Mais, auparavant, il lui arracherait l’aveu du refuge de Lygie. Et, quand même ils la lui rendraient volontairement, il se vengerait d’eux. Ils l’avaient accueilli, soigné dans leur maison, mais cela ne comptait plus ! Une telle offense le déliait de toute gratitude. Et son âme vindicative et féroce se délectait à penser quel serait le désespoir de Pomponia Græcina, quand le centurion apporterait au vieil Aulus la sentence de mort. Cette sentence, il était presque sûr de l’obtenir, avec l’appui de Pétrone. César, d’ailleurs, ne refusait rien à ses amis les augustans, quand surtout leur demande ne contrariait pas ses propres intentions.

Soudain, une supposition terrible arrêta les battements de son cœur.

« Et si c’était César lui-même qui eût ravi Lygie ? »

Nul n’ignorait que souvent César cherchait dans des attaques nocturnes un dérivatif à son ennui. Pétrone lui-même participait à ces escapades. Le principal but en était de capturer quelques jolies filles que l’on faisait sauter et ressauter sur un manteau de soldat jusqu’à ce qu’elles défaillent. Néron appelait parfois ces expéditions « la pêche aux perles », car il arrivait qu’au fond des quartiers populeux et pauvres on péchait une véritable perle de grâce et de jeunesse. Alors ce saut, ou sagatio, sur un manteau de soldat, se terminait par un rapt effectif, et la perle était envoyée au Palatin, ou dans l’une des innombrables villas de César, à moins que Néron la cédât à l’un de ses compagnons. Cette aventure avait pu arriver à Lygie. César l’avait regardée au festin, et Vinicius ne doutait pas un instant qu’elle n’eût semblé à Néron la plus belle de toutes les femmes qu’il eût jamais vues. Il est vrai que Néron l’avait eue au Palatin, où il aurait pu ouvertement la retenir. Mais, comme le disait Pétrone, César était lâche dans sa forfaiture. Ayant le pouvoir d’agir à son gré, il préférait toujours les manœuvres secrètes. Dans le cas présent, il avait pu encore y recourir, pour ne pas se trahir vis-à-vis de Poppée.

Vinicius réfléchit alors combien il était peu probable que les Aulus eussent osé reprendre de force une jeune fille que lui avait donnée César. Mais alors, qui donc l’avait osé ? Serait-ce le gigantesque Lygien aux yeux bleus, qui avait eu l’audace de pénétrer dans le triclinium et d’emporter Lygie dans ses bras hors du festin ? Mais où aurait-il pu se cacher avec elle, où aurait-il pu la conduire ? Non. Un esclave est incapable d’un tel exploit. Donc, Lygie n’avait pu être enlevée que par César lui-même.

À cette pensée, les yeux de Vinicius s’obscurcirent, et sur son front perlèrent des gouttes de sueur. S’il en était ainsi, Lygie était