Page:Sienkiewicz - Quo vadis, 1983.djvu/84

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perdue à jamais. On pouvait l’arracher de toutes les mains, sauf de ces mains-là. À présent, il ne lui restait qu’à s’écrier, avec plus de raison encore : Vae misero mihi ! Son imagination lui représentait Lygie dans les bras de Néron. Et, pour la première fois, il comprit que certaines pensées sont impossibles à supporter. Il comprenait maintenant combien elle lui était chère. Tel un homme qui se noie et, dans un éclair, revoit tout son passé, Vinicius se remémorait le visage de Lygie. Il la revoyait, il entendait chacune de ses paroles : la voici près de la fontaine, la voici à la maison d’Aulus, la voici au festin. Il la sentait auprès de lui, il sentait le parfum de ses cheveux, la tiédeur de son corps, la volupté des baisers dont, à ce festin, il avait meurtri ses lèvres innocentes. Elle lui apparaissait cent fois plus belle, plus désirable, plus chère, cent fois plus que jamais l’unique, l’élue entre toutes les mortelles et toutes les divinités. Et rien que de songer que peut-être Néron avait possédé ce qui était l’âme de son âme, le sang de son sang, la source de sa vie, une douleur physique le tenaillait, si atroce qu’il eût voulu se heurter la tête, jusqu’à la briser, aux murs de l’atrium. Il sentait qu’il pouvait devenir fou, et qu’il le deviendrait si la vengeance ne l’en sauvait. Et comme il lui avait semblé tout à l’heure qu’il ne pourrait vivre sans avoir retrouvé Lygie, de même il voyait à présent qu’il lui serait impossible de mourir sans l’avoir vengée. Seule, cette idée de vengeance le soulageait quelque peu. « Je serai ton Cassius Chærea ! » répétait-il comme une menace mentale à Néron. Et, dans les vases à fleurs qui entouraient l’impluvium, il prit un peu de terre qu’il pressa dans sa main, et il fit à l’Érèbe, à Hécate et aux lares familiaux le terrible serment de satisfaire sa vengeance.

Il éprouva alors comme un soulagement. Du moins avait-il à présent une raison de vivre et de quoi occuper ses jours et ses nuits. Abandonnant donc son projet d’aller chez Aulus, il se fit porter au Palatin. En route, il réfléchit que si on l’empêchait de voir César, ou si on le fouillait pour s’assurer qu’il n’avait pas d’armes sur lui, ce serait la preuve que Néron aurait gardé Lygie. Armé, il ne l’était pas. D’ailleurs, il avait perdu toute conscience de ses actes et, — comme il arrive d’ordinaire à ceux qui sont hantés d’une idée fixe, — rien ne subsistait en lui que le désir de la vengeance. Or, il craignait que trop de précipitation l’empêchât de le satisfaire. En outre, et par-dessus tout, il voulait voir Acté, persuadé que par elle il saurait toute la vérité. Parfois aussi l’espoir lui venait que peut-être il verrait Lygie, et à cette pensée il était tout secoué de frissons. Il pouvait se faire que Néron l’eût enlevée sans savoir de qui il s’emparait et qu’il la lui rendît aujourd’hui même. Mais aussitôt il comprenait toute l’invraisemblance de cette supposition. Si on avait voulu lui rendre Lygie,