Page:Sienkiewicz - Quo vadis, 1983.djvu/88

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est mise à pleurer. C’est vrai ! Je l’ai entendue pleurer. Sans doute elle était malade auparavant. Cherche donc Lygie, Marcus ! Mais ne parle pas d’elle à César tant que l’enfant ne sera pas guérie ; ce serait provoquer la vengeance de Poppée. Ses yeux ont déjà assez versé de larmes à cause de toi ; et que tous les dieux préservent sa tête infortunée.

— Tu l’aimes, Acté ? — demanda Vinicius d’une voix morne.

Des larmes perlèrent aux yeux de l’affranchie.

— Oui, j’ai appris à l’aimer.

— Parce qu’elle ne t’a pas, comme à moi, rendu haine pour amour !

Acté le regarda, hésitante, ou bien voulant s’assurer de sa sincérité, puis elle lui dit :

— Homme emporté et aveugle, elle t’aimait.

Vinicius bondit, comme rendu fou par ces paroles :

— Ce n’est pas vrai !

Elle le haïssait. D’où Acté pouvait-elle savoir ? Lygie, dès le premier jour d’intimité, lui avait-elle donc avoué ? Et qu’était-il donc, cet amour qui préférait la vie errante, l’incertitude du lendemain, peut-être même une mort misérable, à une maison décorée de verdure, où l’attendait l’amoureux en fête ? Qu’on ne lui dise pas cela, ce serait à en perdre l’esprit. Il n’eût pas donné cette jeune fille pour tous les trésors du Palatin, et elle s’était enfuie. Quel amour était-ce que celui qui avait peur de la volupté et soif de la souffrance ? Qui pouvait comprendre cela ? Qui pouvait l’expliquer ? S’il n’était soutenu par l’espoir de la retrouver, il se jetterait sur son glaive. L’amour se donne et ne se reprend pas. Chez les Aulus, à certains moments, il avait pu croire à un bonheur prochain. Mais il était maintenant convaincu qu’alors elle le haïssait déjà, comme elle le haïssait aujourd’hui, comme elle mourrait, avec la haine au cœur.

Acté, si craintive et si douce à l’ordinaire, s’indigna à son tour.

Qu’il songe seulement à la façon dont il avait tenté de se la gagner. Au lieu de s’incliner devant Pomponia et Aulus et de la leur demander, il l’avait enlevée par surprise à ses parents. Il avait voulu faire d’elle non sa femme, mais sa concubine, d’elle, enfant adoptive d’une famille honorable, d’elle, fille de roi ! Il avait amené Lygie dans cette maison du crime et de l’infamie ; il avait blessé ses yeux innocents du spectacle de l’orgie, il l’avait traitée comme une fille de joie. Avait-il donc oublié ce qu’étaient les Aulus ? qui était Pomponia Græcina, la mère adoptive de Lygie ? Avait-il donc si peu d’esprit pour ne pas avoir compris combien ces femmes différaient de Nigidia, de Calvia Crispinilla, de Poppée et de toutes celles qu’on rencontrait à la cour de César ? N’avait-il donc pas compris davantage, dès qu’il avait vu Lygie,