Page:Sieyès-Qu'est ce que le tiers état-1888.djvu/116

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seulement, ne doivent paraître qu’à mesure qu’un habile administrateur peut en avoir besoin pour le succès de ses opérations. D’abord cette vue est fausse, parce qu’elle est impossible à suivre. En second lieu, ignore-t-on que la vérité ne s’insinue que lentement dans une masse aussi grande que l’est une nation ? Ne faut-il pas laisser aux hommes qu’elle gêne le temps de s’y accoutumer, aux jeunes gens qui la reçoivent avidement, celui de devenir quelque chose, et aux vieillards celui de n’être plus rien ? En un mot, veut-on attendre, pour semer, le moment de la récolte ? Il n’y en aurait jamais.

La raison, d’ailleurs, n’aime point le mystère ; elle n’agit que par une grande expansion ; ce n’est qu’en frappant partout, qu’elle frappe juste, parce que c’est ainsi que se forme cette puissance d’opinion à laquelle on doit peut-être attribuer la plupart des changements vraiment avantageux aux peuples. Les esprits, dites-vous, ne sont pas encore disposés à vous entendre, vous allez choquer beaucoup de monde. Il le faut ainsi : la vérité la plus utile à publier, n’est pas celle dont on était déjà assez voisin, ce n’est pas celle que l’on est déjà disposé à accueillir.

Non, c’est précisément parce qu’elle va irriter plus de préjugés et plus d’intérêts personnels, qu’il est plus nécessaire de la répandre. On ne fait pas attention que le préjugé qui mérite le plus de ménagement est celui qui est joint à la bonne foi, que l’intérêt personnel le plus dangereux à irriter est celui auquel la bonne foi prête toute l’énergie du sentiment qu’on a pour soi la justice. Il faut leur ôter cette force étrangère ; il faut, en les éclairant, les réduire aux seuls expédients de la mauvaise foi. Les personnes modérées à qui j’adresse ces réflexions cesseraient de craindre pour le sort des vérités qu’elles appellent prématurées, si elles ne s’obstinaient à confondre toujours la conduite mesurée et prudente de l’administrateur qui gâterait tout en effet, s’il ne calculait pas les frottements et les obstacles, avec cet élan libre du philosophe que la vue des difficultés ne peut qu’exciter davantage, et qui est d’autant plus appelé à présenter les bons principes sociaux que les esprits sont plus encroûtés de barbarie féodale.

Enfin, dira-t-on, si les privilégiés n’ont aucun droit à intéresser la volonté commune à leurs privilèges, au moins doivent-ils en leur