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DE DELACROIX AU NÉO-IMPRESSIONNISME

est bien en avance sur notre éducation consciente. Notre mémoire des sensations est immense, tandis que notre souvenir des causes qui les produisent est presque nul et cela avec raison : si nous ne nous souvenons pas de ces causes, c’est surtout parce que nous ne les avons jamais sues. Un des devoirs du peintre est d’étudier les causes d’où proviennent les sensations très complexes qu’il éprouve.
------« Tous les grands coloristes ont été profondément pénétrés d’un sentiment de ce genre, et leurs œuvres, quand on les regarde à la distance voulue, paraissent réellement trembloter, tant leurs teintes sont changeantes et semblent littéralement se modifier sous les yeux du spectateur, de sorte qu’il est souvent impossible pour celui qui les copie de dire ce qu’elles sont au juste, et de les reproduire exactement par ses mélanges de couleurs, de quelque manière qu’il les modifie.
------« Parmi les paysages modernes, ceux de Turner sont fameux par leurs gradations infinies et il n’est pas jusqu’aux aquarelles de ce peintre qui n’aient la même qualité.
------« Mais il existe un autre genre de dégradation qui a un charme tout particulier, et qui est très précieux dans les arts et dans la nature. Nous voulons parler de l’effet qui se produit lorsqu’on juxtapose des couleurs différentes en lignes continues ou pointillées et qu’ensuite on les regarde d’assez loin pour que leur fusion soit opérée pour l’œil du spectateur. Dans ce cas, les teintes se mélangent sur la rétine et produisent des couleurs nouvelles. Ceci communique à la surface un éclat d’une douceur particulière et lui donne un certain air de transparence, comme si notre vue pouvait la pénétrer. À la distance convenable, les couleurs adjacentes se fondent ensemble, et ce qui, de près, ne semblait qu’une masse de barbouillages confus, devient de loin un tableau régulier. Dans les peintures à l’huile, le peintre tire habilement parti du mélange des couleurs qui se fait sur la rétine du spectateur : ce mélange leur prête un charme magique, parce que les teintes semblent plus pures et plus variées, et, comme l’apparence du tableau change un peu suivant que le spectateur s’en approche ou s’en éloigne, il semble en quelque sorte devenir vivant et animé.