Page:Sima qian chavannes memoires historiques v1.djvu/251

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désiré vivre, d’autre part je savais bien quand il fallait fuir la mort et quand il fallait l’accepter ; comment donc me serais-je laissé enfoncer dans cette ignominie d’être jeté dans les liens et dans les fers CCXXXVI-1 ? D’ailleurs même les fils d’hommes ou de femmes esclaves, les servantes et les concubines sont capables de mettre fin à leurs jours ; combien plus devais-je en être capable si je n’étais pas content de moi-même ? Si je me suis tu et si je me suis fait violence pour accepter de vivre, si j’ai été jeté dans le fumier et la poussière sans protester, c’est que je regrettais que ma pensée intime n’eût pas été satisfaite, c’est que je méprisais celui qui disparaît du monde sans manifester son talent littéraire à la postérité. Ils sont innombrables dans l’antiquité les riches et les puissants dont la renommée est effacée et a péri. On ne parle que de ceux qui sont extraordinaires et qui se sortent de pair.

C’est ainsi que le Chef de l’ouest, quand il fut emprisonné, développa les Changements de Tcheou ; c’est lorsque Tchong-ni fut dans une situation difficile qu’il écrivit le Tch’oen ts’ieou : c’est quand K’iu Yuen eut été exilé qu’il composa le Li sao ; c’est quand Tso-k’ieou eut perdu la vue qu’il fit le Kouo yu ; c’est quand Suen-tse eut eu les pieds coupés que les règles de la guerre furent exposées par lui ; c’est quand (Lu) Pou-wei eut été banni dans le pays de Chou qu’il transmit à la postérité le Lu lan ; c’est quand Han Fei était retenu prisonnier dans le pays de Ts’in qu’il écrivit les Difficultés de conseiller et l’Indignation de l’orphelin. L’occasion qui a fait naître les trois cents poésies du Livre des Vers a été le plus souvent l’indignation exhalée par des sages. Ces hommes avaient tous quelque chagrin au coeur, et, ne parvenant pas à suivre la voie qu’ils s’étaient tracée, ils dissertèrent sur les choses passées pour exposer leur pensée à la postérité CCXXXVI-2. Quant à ceux qui, comme Tso-k’ieou Ming, n’avaient plus d’yeux, ou qui, comme Suen-tse, avaient eu les pieds coupés, ils ne pouvaient plus jamais remplir aucune fonction publique ; ils se retirèrent donc à l’écart et écrivirent des livres pour manifester leur indignation ; ils pensèrent à léguer à la postérité des oeuvres purement littéraires pour montrer ce qu’ils étaient. Maintenant, je ne leur céderai point le pas ;


CCXXXVI-1. Ce n’est pas par lâcheté qu’il a préféré la honte à la mort, c’est parce qu’il avait à terminer les Mémoires historiques qui devaient assurer sa gloire auprès de la postérité.

CCXXXVI-2. Tout ce passage se retrouve dans l’autobiographie de Se-ma T’s’ien.