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GASTON CHAMBRUN

gieuse surprise, semblèrent se recueillir un instant.

Ce sol, que l’on allait fouler, était celui des ancêtres, leurs pas avaient erré par ces chemins ; quelque chose de leur âme demeurait à ce cadre modeste où s’était écoulée leur vie, simplement héroïque dans la pratique de l’âpre labeur quotidien.

À l’entrée du village, au milieu d’une grande pièce d’orge à moitié fauchée, un attelage de deux chevaux tirait une moissonneuse. De loin, Alphée reconnut son frère, l’oncle Ludger. Au coup de trompe du chauffeur, il leva les yeux et au milieu des signaux d’amitié, il eut vite distingué Alphée, puis la famille. Bientôt les mains s’étreignirent dans les démonstrations de la plus cordiale fraternité. L’oncle eut quelque peine à reconnaître son neveu, dans sa taille avantageuse, sous les dehors du citadin.

— Dans une demi-heure, dit-il, je suis à vous : allez à la maison ; ma « bourgeoise » vous fera bon visage ; j’achève ma tâche, puis je cours vous rejoindre.

L’accueil fut ce qu’il est dans nos campagnes laurentiennes, entre parents et amis : empreint de simplicité, mais surtout de franche et joyeuse cordialité.

Sous la remise, on resserra un peu voitures et tombereaux pour faire place à la riche et scientifique machine, un peu dépaysée parmi ces véhicules primitifs.

L’oncle Ludger ne tarda pas à arriver ; alors les rafraîchissements coulèrent, les langues se délièrent et une douce intimité mit à l’unisson toutes ces âmes bonnes et droites, se rencontrant sur le sol natal dans un commun domaine de foi, d’aspiration et d’amour.

Le soleil déclinait à l’horizon. Tandis qu’à la ferme, activement on s’occupait à préparer le repas du soir, la pieuse colonie, conduite par l’oncle Ludger, se dirigeait vers le cimetière paisible, vers ce champ du repos où tous les absents de la grande famille dorment leur dernier sommeil.

L’antique église cependant, maison natale de toutes ces âmes chrétiennes, eut la première visite. Après s’être agenouillée au vieux banc de famille, comme pour mieux s’imprégner de l’esprit des aïeux, après avoir récité quelques Avé devant l’autel de la Sainte Vierge, la petite procession, dans un silence recueilli, sortit de l’église, et Alphée poussa la vieille porte du cimetière. À l’aspect des pauvres croix, à moitié enfouies dans l’herbe, du revers de sa main, furtivement, il essuya deux larmes et, chapeau bas, suivi de la famille, il s’inclina devant la tombe des siens.

D’une voix scandée par l’émotion, il récita le De Profundis auquel tous répondirent. Aurélia mêlant sa voix à celle de la famille ; une semblable station eut lieu sur la tombe des parents de Julie. Se relevant, Monsieur Chambrun posa sa main caressante sur la tête blonde de la jeune fille, puis, le doigt désignant un simple monument de pierre :

— Les grands-parents de ta mère, mon enfant reposent également ici ; tu le vois nous tenons à notre terre par les mêmes racines.

Et le regard du père, enveloppait d’un attendrissement la vision du rêve qui ferait rapprochées dans la vie comme elles l’étaient dans ce moment, les têtes, du fils de son sang et la fille, qu’il eût souhaité s’élire.

Le souper terminé, l’oncle Ludger aurait voulu hospitaliser ses visiteurs pour la nuit ; en dépit de ses instances réitérées, Alphée ne crut pouvoir obtempérer à ses désirs. Monsieur Richstone les attendait et aurait cru à quelque accident de route, peut-être à un malheur, dont sa fille aurait été la victime : il ne pouvait lui causer cette inquiétude. Bien que plus rapide et moins poétique qu’à l’aller, le retour cependant fut heureux : on arriva nuitamment. Aussi, le lendemain, le soleil était haut sur l’horizon, quand on éveilla les jeunes gens pour le dîner. Aurélia ne tarissait point, en éloges sur les agréments de la journée ; de sa vie, elle ne se souvenait pas d’avoir ressenti tant de bonheur, en un seul jour. Sans doute qu’à son insu, la compagnie de Gaston avait été l’un des grands facteurs de sa joie. Aussi le repas, que l’on avait avancé, étant sur sa fin, émit-elle une proposition qui déroutait tous les plans de Monsieur Chambrun.

— Papa, dit-elle, puisque nos visiteurs ont été si aimables pour nous et pour moi en particulier, ne serais-tu pas d’avis, qu’avec eux, nous allions passer l’après-midi, à notre île de Pointe Fortune, dans la nouvelle maison de campagne ?

Pour imprévue qu’elle fût, la proposition n’en rencontra pas moins l’approbation générale, sauf celle d’Alphée. Déjà, à l’entendre, ils avaient abusé de la complaisance de leurs amis, et d’autre part, le travail comme le soin de la maison, réclamait leur présence à Saint-Benoit ; le cadet, demeuré seul, serait débordé et dans l’inquiétude, si le retour était différé.

Après une discussion animée, où chacun fit jouer les ressorts de sa diplomatie, pour le triomphe de sa cause, la victoire fut pour Aurélia.

Fatiguée du voyage de la veille, Julie décida de tenir compagnie à Annette Richstone et de garder la maison, en attendant le retour de l’expédition, que ne comprendrait que les jeunes gens et leur père respectif.

Au comble de ses vœux, Aurélia se multipliait pour activer les préparatifs, les paniers à provisions de nouveau furent garnis et prestement remisés sous les banquettes de l’automobile ; elle n’eut garde d’oublier la clef de la maison et de se procurer des amorces pour la pêche.

Gaston, établi aux côtés du chauffeur, tâcherait de s’initier au rôle de conducteur. Le chemin étant direct jusqu’à Saint-André, une heure à peine, leur suffirait pour se rendre au bord de l’Ottawa.

Le yacht de Monsieur Stratford, étant toujours à leur disposition pour faire la traversée, ils pourraient facilement être installés à leur domicile insulaire avant les trois heures de l’après-midi.

L’atmosphère était lourde, la chaleur excessive ; mais la vitesse de l’allure empêcha nos voyageurs d’en sentir le poids. Comme dans un défilé magique, prairies, côteaux et vallées se succédaient, rapides pittoresques autant que variés.

Bientôt, le souffle d’une brise plus fraîche, puis à l’horizon les miroitements du fleuve argenté annoncent l’arrivée prochaine. Du