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GASTON CHAMBRUN

doigt, la jeune fille indique à ses hôtes le point terminus du voyage.

Assis à l’ouest du lac des Deux-Montagnes, ce gracieux Éden fait partie d’un petit archipel, que la force du courant a découpé en flots et que, semblables à de vertes émeraudes, il enchâsse dans son cours majestueux.

Moins d’une demi-heure plus tard, les voyageurs, confortablement installés sur la terrasse de la toiture qui domine les bosquets voisins, prenaient quelques rafraîchissements. Dans un ciel éthéré, leurs yeux ravis se délectaient du superbe panorama, constitué par l’immense nappe liquide, contenue dans un cadre incomparable.

Aurélia fit ensuite les honneurs de la maison. Bien qu’inachevée, la résidence excitait l’admiration de Monsieur Chambrun, qui trouvait tout admirable et merveilleusement disposé. Entre temps, Gaston de son côté, gréait la vaste chaloupe, dont la voile gonflée ressemblerait tout à l’heure, à la blanche aile de quelque mouette géante, en quête de sa proie.

— Le temps est à l’orage, fit observer Monsieur Chambrun ; peut-être, serait-il prudent de ne point trop nous écarter.

— On voit que vous êtes encore novice dans le métier de pêcheur, mon cher, répliqua Monsieur Richstone souriant, tandis que crânement, il s’installait au gouvernail. Nous sommes dans les meilleures conditions pour faire une pêche miraculeuse.

Gracieuse et légère, l’embarcation prit le vent, puis rapide se dirigea vers un endroit favorable, connu du pilote seul. C’était une petite anse, que la côte boisée mettait à l’abri et dont les nénuphars semblaient avoir fait leur domaine. Deux roches énormes, distantes de quelque cent verges, émergeaient seules, de la surface tranquille des eaux. Le voyage fut court, mais joyeux et plein de poésie. L’ancre étant jetée, en un instant tous les appareils furent disposés et offrirent aux habitants des eaux, leurs traîtres appâts.

Aurélia fut la première à l’honneur. Après un brusque plongeon de son flotteur, d’un coup sec, la jeune fille releva sa ligne. À l’extrémité, dans un scintillement frénétique, elle entrevit un respectable brochet, qui, échappant à l’hameçon vint par mégarde tomber aux pieds de la jeune fille en jubilation.

Un fou de rire s’ensuivit.

— Voilà qui est de bon augure dit Gaston plaisamment. Nous sommes au concours, à savoir si tu garderas le premier prix.

Mis en liesse par l’incident du brochet, les pêcheurs ne prêtèrent pas l’attention aux sinistres cumulus, qui dissimulés par la forêt voisine, s’entassaient à l’horizon.

Soudain, un serpent de feu, suivi aussitôt d’un formidable coup de tonnerre ébranla les échos des Deux-Montagnes et vint jeter l’épouvante dans la frêle embarcation.

— Voici l’orage !… Nous sommes perdus !… s’écria l’enfant consternée.

Tout à coup, prompt et violent comme un cyclone, un coup de vent s’engouffrait dans la voile déployée, couchant la chaloupe sur le flanc. Gaston s’était cramponné à la banquette, tandis qu’un même mouvement, aussi rapide qu’instinctif, les deux hommes s’étaient jetés à l’autre bord de l’esquif, pour rétablir l’équilibre, mais trop tard. Éperdue, hors d’elle-même, la jeune fille roula dans la fosse liquide, que l’ouragan venait de creuser sous elle.

Un cri d’horrible angoisse jaillit à la fois de toutes les poitrines oppressées. La tempête faisait rage. Au travers des cinglements d’une pluie torrentielle et du sillonnement d’éclairs aveuglants, deux fois, l’infortunée victime, aux prises avec les vagues en furie, est réapparue, le visage effaré, essayant à se maintenir aux herbes qui cèdent sous la tension. La minute est angoissante, la lutte suprême ; encore un instant et tout espoir sera perdu. Tournant alors son âme vers Dieu, dans un élan spontané, l’infortunée jure de lui consacrer sa vie, s’il daigne la sauver. Sa prière ne fut pas vaine.

Tandis que précipitamment les hommes retirent l’ancre et carguent la voile, Gaston s’est élancé dans les flots. En dépit des obstacles qui encombrent sa route, il est assez heureux pour arriver au moment précis, où épuisée et vaincue par l’effort, la jeune fille allait disparaître et s’engloutir à jamais, il la saisit par un bras et nageant de l’autre, l’entraîne près de la roche qui, à quelques brasses de là, constitue pour eux le port du salut. Ils achevaient de s’y cramponner, quand la chaloupe de secours arriva : il était temps. À peine Monsieur Richstone, au comble de l’anxiété, eut-il reçu sa fille dans ses bras, qu’elle s’évanouit. Terrifié, le malheureux père ne put que lui prodiguer les larmes de sa douleur, mêlées aux effusions de la plus touchante tendresse.

Le plus fort de la tempête était passé ; à force de rames, qui heureusement étaient demeurées dans la barque, Gaston regagna la résidence.

Moins d’un quart d’heure après, la jeune fille qui avait repris connaissance au débarquement, reposait sur un lit, ensevelie dans de chaudes couvertures de laine. Au cordial bienfaisant, que lui administra son père, succéda bientôt un sommeil profond et réparateur.

L’orage était dissipé, et de nouveau dans un ciel serein, le soleil radieux tentait de faire oublier la tragédie qui venait de s’accomplir.

On ne pouvait ce soir-là, songer au retour. À grand-peine, en fouillant armoires et valises, chacun parvint à s’affubler de vêtements de rechange. L’émotion avait coupé les appétits : aussi le repas fut-il sommaire et les provisions apportées par Aurélia demeurèrent presque indemnes.

Monsieur Richstone, en louant le sang-froid et l’habileté de Gaston n’avait pas manqué d’offrir ses félicitations et remerciements au généreux sauveteur de son enfant ; cependant l’expression de sa gratitude avait semblé plutôt restrictive ; il lui faisait peine d’avoir laissé à un autre ce trait d’héroïque dévouement, qui, en le grandissant aux yeux de sa fille, lui eût acquis un nouveau titre à son amour et à sa reconnaissance.

Soudain, la porte de la salle à manger s’ouvrit doucement ; souriante, mais blême encore, Aurélia parut et vint, silencieuse, près de son père, qu’elle embrassa affectueusement ; puis ses yeux cherchèrent son bienfaiteur. Trop émue pour traduire verbalement sa gratitude, devant lui, elle mit un genou en terre, lui saisit la main sur laquelle elle déposa un long et tendre baiser.