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GASTON CHAMBRUN

— Vous êtes libre, soyez ingénieur. Accomplissez le vœu de votre père. Nous prierons pour vos succès et votre bonheur.

C’était tout !… Marie-Jeanne avait pu lui envoyer cette lettre de rupture, sans le moindre mot de restriction ni de réserve pour l’avenir ?…

Jamais de sa vie, il n’avait connu plus simple ni plus cruel instrument de supplice, que ces quelques lignes, jetées là, sur cette feuille devant ses yeux, et portant en souscription, ce nom naguère magique : Marie-Jeanne ! Sans doute, elle n’avait pas agi ainsi, que sous l’inspiration de la dictée de sa mère. Mais sa foi en lui, était-elle donc si fragile ?… Quoi !… elle lui ordonnait d’être fils soumis, jusqu’au reniement de leur rêve ?… Elle le donnait à une étrangère !… Elle estimait son cœur bien méprisable, ou alors, jamais elle ne l’avait aimé !… Une tempête assaillait son cœur et son cerveau. Il eut préféré des reproches amers, au sanglant laconisme de cette réponse méprisante.

Il ne pouvait rester sous le coup d’un tel jugement ; fiévreux il couvrit des pages de sa protestation ; non il ne voulait point être dégagé ; elle seule était libre de songer à d’autres liens ; lui, n’aurait jamais d’autre fiancée, quelle dût être la longueur de l’attente.

Pour toute réponse, il reçut une petite boîte cachetée. Elle contenait la bague des fiançailles, accompagnée de ce seul mot, d’une écriture tremblée : « Adieu !… »

Ce dernier coup, qui l’atterra, faillit être fatal à sa raison — les extrêmes se touchent — et le même instant fut bien près de voir dans son cœur succéder la haine la plus invétérée, à l’amour le plus fort et le plus sincère… Les plus noirs soupçons l’assaillirent. — Hélas !… s’il avait pu connaître le drame silencieux qui se livrait là-bas, au « Val de la Pommeraie » ; il aurait rougi des soupçons injurieux qui flétrissaient l’aimée.

Mais la déception l’aigrit ; une révolution s’opéra dans son âme désemparée. Oui, il serait ingénieur ; l’ingrate verrait que le sacrifice qu’il avait consenti pour elle, n’était pas le fait d’une illusion présomptueuse ; il serait ingénieur puisqu’elle avait dédaigné le modeste contre-maître, qu’il demeurait par amour pour elle.

Avec une ardeur fébrile, il s’acharna aux études qui devaient préparer sa revanche.

* * *

Que s’était-il passé à Saint-Placide ?… La lettre de Gaston y était arrivée, alors que la cécité redoutée de Pauline Bellaire avait à jamais clos ses yeux à la lumière et immobilisé ses infatigables mains de couturière.

Sans murmurer contre la volonté divine, Marie-Jeanne, sur qui retombait le poids de leur double existence, en vaillante fille avait accepté l’épreuve. Son amour filial était soutenu d’une secrète espérance : le retour de Gaston dont jamais elle n’avait mis en doute la fidélité.

Or une après-midi, qu’elle rentrait de la ville, où elle avait reçu le salaire de sa quinzaine de labeur, sur le seuil, l’aveugle en entendant son pas, l’appela hâtivement :

— Marie-Jeanne, viens me lire une lettre que le facteur m’a remise.

Une lettre ! c’était presque un événement au logis de la veuve. Au premier coup d’œil, Marie-Jeanne avait reconnu l’écriture de Gaston. D’un doigt fébrile elle déchira l’enveloppe : une double feuille s’en échappa : la lettre du fiancée et celle de son père. Gaston, dans l’ignorance du malheur de Pauline, avait pensé que les lignes paternelles ne seraient lues que de la mère seule. Le malheur voulut qu’elles tombassent sous les yeux de Marie-Jeanne, et qu’elle connût la torture de se savoir une rivale, au moins dans les désirs d’Alphée Chambrun. À haute et intelligible voix, la pauvre enfant avait eu le courage d’aller au bout des deux lectures ; puis défaillante, secouée de sanglots, elle s’affaissa sur le sein maternel. Madame Bellaire laissa la douleur de sa fille s’épancher avec ses larmes, la caressant comme au temps de son enfance, cherchant sans les trouver, les mots qui panseraient la plaie de ce cœur déchiré.

Appuyant la fierté de sa généreuse nature, d’une pensée de foi, elle dit :

— Mon enfant, soumettons-nous à la volonté de Dieu. Gaston n’est coupable que d’avoir surpris ton cœur, avant qu’il lui fût permis de te donner son nom. Comme toi, il souffre : sa lettre en fait foi. En obéissant à son père, il ne fait que simplement son devoir. Préférerais-tu m’abandonner pour réaliser vos espérances ?

— Oh !… Maman !… protesta Marie-Jeanne.

— Il te parle d’attente !… certes, il est de bonne foi, mais jamais, dans son état, il ne pourra assumer la charge de nos deux existences ; puis tu connais les désirs de son père. Qu’il te sache perdue pour lui ; il travaillera, sera ingénieur et en épousant la jeune personne que son père lui destine, ramènera le bien-être dans sa famille ; si tu aimes Gaston, prouve-le lui en faisant de ta peine, la source de ton bonheur ; tu auras alors la noble consolation de le savoir heureux par toi.

Marie-Jeanne se leva grandie.

— Mère, dit-elle, vous serez contente de moi. Puisse le Ciel, pour prix de mon sacrifice, vous garder toujours à ma tendresse.

Alors, sous la dictée de sa mère elle avait écrit à Gaston la phrase qui le libérait. Enfin, résignée à l’holocauste suprême, elle avait retiré la bague qu’en secret elle gardait dans un médaillon suspendu à son cou ; puis, l’ayant couverte de baisers, à l’adresse du bien-aimé, elle l’avait ensevelie sous le papier qu’elle scella de cire ; ce furent les obsèques de sa joie, les funérailles de son bonheur.


V

AU CLUB MC DONALD


Les études auxquelles Gaston dut se livrer en vue de ses futurs examens, modifièrent profondément son règlement de vie durant les heures disponibles.

Devenu contre-maître, ses nouveaux collègues, instamment l’avaient pressé de les suivre au club Mc Donald ; tant par condescendance pour ses amis d’hier, que pour l’occupation de ses loisirs, il s’était laissé gagner. Aujourd’hui,