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GASTON CHAMBRUN

nue, le hèle au passage, tandis qu’une main amicale se posait sur son épaule.

— Monsieur Richstone ! s’écria le jeune homme, à peine remis de sa surprise.

— En personne ! répondit gaiement l’Anglais. Ça te surprend, mon garçon de me trouver à Ottawa !… C’est moins loin de Lachute que de Winnipeg, cependant. — Puis désignant un hôtel à proximité : Entrons. Si tu veux, nous causerons plus à l’aise en trinquant.

— Eh ! bien, mon ami, voici le motif de ma présence. Tu sais que dans deux mois, nous aurons les élections fédérales ; on veut que je pose ma candidature. C’est pour régler cette question, qu’à la demande du ministre, je suis venu étudier mes chances de succès. L’entrevue a eu lieu hier ; celui-ci me promet tout son appui. Une par une, il a réfuté mes objections : questions de parti, de race, de langue, etc. ; il n’a rien voulu entendre. Il a foi dans ma popularité et me promet un triomphe éclatant. J’avoue ne point partager son optimisme : mais enfin, la victoire n’est pas impossible. Et le cas échéant, il serait question de vastes contrats avec le gouvernement, où mes bois trouveraient des débouchés aussi abondants qu’avantageux. Voilà qui aiderait pas mal à arrondir la dot de la petite.

Ces derniers mots troublèrent le jeune homme. Son père avait vu juste : les Richstone songeaient à lui pour leur fille.

— À ta santé, Gaston, reprit le futur député, en vidant son verre d’un trait. Mais tu ne bois pas, mon ami, est-ce que la prohibition t’aurait fait perdre le goût de la bière ?…

Et de sa canne frappant sur la table de marbre :

— Garçon, deux chopes, s’il vous plaît.

Puis il se rapprocha affectueusement de Gaston.

— Et toi ?… Tu es ici pour tes examens… sans doute ? Dans moins d’un an, dire que tu peux sortir ingénieur !… Ce jour-là, il te faudra revenir à Lachute ; tu seras bien accueilli par tous… crois-moi. Mais… tu me laisses parler seul !… Il n’y a donc personne à qui tu t’intéresses au pays ?

Gaston se ressaisit :

— Pardon, Monsieur Richstone, j’aurais dû d’abord vous dire mille mercis pour avoir sauvé les miens du malheur !

Mais aussitôt l’interrompant :

— Bah ! bah ! laissons cela, dit-il. Alphée est pour moi un camarade d’enfance, un ami de ma famille. J’ai fait pour lui ce qu’à ma place, il aurait fait pour moi. Puis en agissant ainsi, j’ai pensé à toi : ne te dois-je pas la vie de mon Aurélia, qui est aujourd’hui mon orgueil et tout l’espoir de ma vie. Il m’a été doux de saisir l’occasion d’offrir un acompte sur une dette qui me pesait au cœur. D’ailleurs, le transfert des biens d’Alphée me garantit mes déboursés. Le moins chanceux, c’est toi qui perds ainsi tout héritage !… Mais on tâchera de compenser cela. Je connais quelqu’un d’ailleurs, qui ne demande qu’à m’y aider.

Gaston pâlit. Cette allusion transparente à un futur mariage entre mademoiselle Richstone et lui, irritait la plaie mal cicatrisée de son cœur. Il ne pouvait évoquer l’idée de fiancée, sans que le souvenir de Marie-Jeanne ne s’imposât à son esprit comme un regret, comme un remords.

Un impérieux désir le poussait à s’enquérir de celle qui, malgré tout, occupait toujours sa pensée. Mais comment parvenir à son but sans aller à l’encontre de la prudence la plus élémentaire ; il ne perdit pas cependant l’espoir d’y parvenir.

La conversation roula d’abord sur la famille de Monsieur Richstone, sur l’agréable visite de l’année précédente, puis sur la tragique aventure de l’Île Pointe-Fortune. Le père alors se montra plus prodigue d’affectueuse gratitude qu’au jour du fatal accident. Il semblait se complaire à décrire les charmes de son enfant.

— Une vraie gourmandise que ma petite Aurélia : spirituelle, aimable, jolie et bientôt en âge de s’établir. Certes les partis ne lui manqueront pas, avenante comme elle est et avec la dot respectable qui l’attend !… Si elle est difficile sur le choix, elle en a bien le droit, après tout, et celui qui aura retenu sa préférence, pourra, je crois, s’estimer un heureux mortel !…

Et ce disant, de sa main, il frappait amicalement sur l’épaule du jeune homme. Celui-ci feignit de ne point comprendre la claire signification de ce geste. Continuant à énumérer les lieux et les personnes du « Val de la Pommeraie », il en arriva au bon abbé Blandin. La dernière fois que je l’ai vu, glissa-t-il, nous nous sommes trouvés chez lui, mon père et moi, avec une jeune fille de Saint-Placide dont la mère avait les yeux malades.

— La fille Bellaire ! s’exclama Monsieur Richstone. Une belle et digne enfant qui est brave dans son malheur…

— Son malheur ? interrogea Gaston anxieux.

— Oui ! depuis plus de six mois, sa mère est définitivement aveugle. La pauvre enfant n’a que son aiguille pour subvenir à la charge de leurs deux existences ; elles font sans doute maigre chère sous leur humble toit, mais elles sont fières et ne veulent rien demander à personne… Mais, où vas-tu mon garçon ?

Le jeune homme s’était levé, impuissant à refréner le trouble dû à cette terrible révélation ; il balbutia :

— Excusez-moi, il faut que je vous quitte, l’heure me presse, je ne veux pas être en retard.

— Tu as raison, mon ami, reprit l’Anglais, il ne s’agit pas de manquer tes compositions. Mais je te retiens pour ce soir à six heures, ici même : nous souperons ensemble et trinquerons à tes succès.

— Oui ! oui ! concéda Gaston dans sa hâte d’être seul.

Rapidement, il serra la main de son interlocuteur et s’éloigna à pas précipités. Il allait au hasard, droit devant lui ; dans un coin du parc, sous le dôme ombragé des vastes érables, un banc solitaire s’offrit à lui ; il s’y affaissa en proie aux débats tumultueux de ses pensées.

Aveugle !… la mère de Marie-Jeanne !… Alors que la jeune fille restait seule à lutter contre les nécessités de la vie, lui l’avait abandonnée !… Il n’avait pas su deviner la noblesse et l’abnégation de l’acte, par lequel elle le libérait !… Mais dans son dépit orgueilleux, il avait accepté ce sacrifice et s’était cru dé-