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GASTON CHAMBRUN

gagé de la parole jurée. Quelle lâcheté en regard d’un héroïsme si touchant ! De plus, il acquérait la certitude que Marie-Jeanne avait dû lire, étant donné la cécité de sa mère, la lettre dans laquelle Alphée prônait une autre fiancée à celui qu’elle avait le droit de nommer le sien !

La honte et le remords assiégeaient l’âme du jeune homme. Une réparation était-elle possible ? Oserait-il lui apporter ce cœur infidèle qui, après s’être donné, avait tenté de se reprendre ? La fierté de la jeune fille accepterait-elle son repentir ? Oh !… ce repentir, comme il était sincère et absolu !…

Gaston rougissait de s’être laissé séduire par le mirage trompeur que son père d’abord, puis Monsieur Richstone ensuite, avaient fait miroiter à ses yeux. Cette pensée le consternait : dire que par vanité, par amour de lucre, il avait failli mentir aux siens, aux bienfaiteurs de sa famille, à sa parole donnée, aux traditions et aux intérêts de sa race, en acceptant une fiancée, avec une autre image dans le cœur !…

Quel moyen prendre pour parer, désormais à une telle éventualité ? Car enfin, il en était sûr, Marie-Jeanne serait l’unique affection de sa vie. « Non jamais, il ne serait à une autre… »

Une résolution subite et décisive surgit dans sa pensée : échouer volontairement à ses examens, puis en faire l’aveu loyal à Monsieur Richstone. Ce dernier l’ayant convié pour le soir même, saurait que Gaston ne renonçait à la fois à la main de sa fille et au titre d’ingénieur, que pour rester à l’humble rang de la paysanne qu’il aimait.

Si Marie-Jeanne lui pardonnait, il connaîtrait le bonheur ; sinon, il expierait sa défaillance par sa résignation et son renoncement à tout autre lien.

Fort de cette détermination, il se leva de son banc, et résolument partit pour la réaliser. À l’heure de l’examen, il se présenta dans la salle où se faisaient les épreuves écrites et s’assit à sa place, avec la ferme volonté de produire une composition manquée.

Par une ironie du sort, les questions à traiter se trouvèrent de celles qu’il possédait le mieux. S’il l’eût voulu, sa réussite était certaine. Le brillant avenir qu’on lui avait fait entrevoir, était là, resplendissant à la portée de sa main, devant ses yeux éblouis. Une suprême lutte se livra dans son âme… Il n’avait qu’à vouloir…

Il ne voulut pas. Les heures de l’après-midi parurent longues. Gaston Chambrun quitta la salle, brisé par le combat qu’il avait soutenu mais apaisé par le sacrifice consenti. Il s’achemina alors, pour parachever son œuvre, vers l’hôtel où l’attendait Monsieur Richstone.

L’abord jovial du vieil ami de sa famille se dressa comme une barrière infranchissable devant le refus blessant et brutal que le jeune homme avait à lui signifier. Le malaise de Gaston transparut dans l’embarras de ses premières paroles.

Croyant en deviner la cause : « Ça n’a donc pas marché, cet examen, mon garçon, que tu es tout morose », dit Monsieur Richstone.

— Non, je ne serai pas reçu ; j’ai fait de mauvaises compositions, repartit le jeune homme.

Une contrariété ombra le front de l’Anglais ; mais bientôt il reprit, toujours cordial :

— Bah ! tu peux te rattraper sur les autres matières. Au pis, ce ne serait qu’une année de retard. Tu es jeune et l’avenir te sourit encore.

Le contre-maître secoua la tête :

— C’en est fait : si j’échoue, je ne me représenterai pas.

— En voilà une idée ! protesta Monsieur Richstone alarmé. Ah ! mon garçon, tu ne nous fera pas ce tour à ton père et à moi.

— À vous ? interrogea Gaston comme pour connaître quel intérêt son interlocuteur pouvait bien avoir à son succès. Mais ce dernier dissipa bien vite toute équivoque :

— Oui, à moi !… Causons nettement, le cœur sur les lèvres. Tu n’as donc pas compris que je n’attends que ton diplôme d’ingénieur pour faire ta fortune. Ignores-tu les liens d’amitié qui unissent les deux familles et que le rêve de ton père comme le mien, serait de parfaire cette union par ton mariage avec ma petite Aurélia ? Tu sais combien elle est bonne et jolie : elle t’estime par-dessus tous ceux de ton âge et ne demande qu’à consacrer à jamais l’affection qu’elle t’a vouée le jour où tu l’as arrachée à la mort. Cette vie qu’elle te doit, elle croirait la profaner en la dévouant à un autre. Moi je ne veux que son bonheur et le tien ; mais elle a un rang dont elle ne peut déroger ; acquiers la position sociale qui s’offre à toi : deviens ingénieur et tout obstacle est levé. Un an, deux ans et plus s’il le faut : je le sais, Aurélia t’attendra.

Gaston était devenu blême et frémissant ; de lourdes gouttes de sueur emperlaient son beau front.

— Oh ! bégaya-t-il, vous si bon pour moi et les miens ! faut-il que je vous paraisse ingrat et que je vous cause de la peine !

Monsieur Richstone le dévisagea interloqué :

— Que veux-tu dire, Gaston ? Allons, explique-toi, mon ami.

Sous le coup de l’émotion, le jeune homme saisit la main de son interlocuteur, le garda dans une étreinte comme pour affirmer sa gratitude en dépit de la déclaration qu’il allait faire.

— Mon cher Monsieur, dit-il, je serai avec vous, aussi loyal que vous venez de l’être avec moi. Oui, je savais le rêve de mon père : ses lettres l’avaient maintes fois laissé transparaître ; je connaissais vos désirs ainsi que l’obstacle qui les entravaient. Quant aux sentiments de votre fille dont j’ai gardé le souvenir, je n’ignorais pas cependant que je lui étais demeuré sympathique.

Par déférence pour mon père, par gratitude envers vous, j’oubliai ce que je n’avais pas le droit d’oublier, je travaillai à obtenir le diplôme qui lèverait l’obstacle à l’alliance avec votre famille. Telle était encore, ce matin même, ma ferme résolution. Mais au cours de notre conversation, des noms ont été prononcés, qui m’ont bourrelé de remords ; ils m’ont poursuivi d’une telle obsession que je n’ai pas cru devoir les étouffer…

Volontairement, j’ai mal répondu aux questions de l’examen, que je possédais cependant à merveille ; j’ai ruiné mon avenir pour ne pas céder aux tentations de bien-être que me pro-