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Page:Simon - Gaston Chambrun, 1923.djvu/34

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GASTON CHAMBRUN

quoi bon être un perpétuel candidat malheureux ?… N’était-il pas plus sage de me cantonner dans ma sphère et de me limiter à ses fonctions en rapport avec mes aptitudes ?

— Contre-maître… La belle affaire ?… À quoi cela te mène-t-il ? ajouta le père en haussant les épaules… J’avais un projet plus glorieux pour toi, plus profitable pour nous. En bon fils, tu devais te dire que seul ton mariage avec Aurélia Richstone pouvait être la revanche de mes revers, la consolation de ma vie, le gage de notre bonheur à tous. Pour cela il te suffisait d’atteindre au rang social que Monsieur Richstone a le droit d’exiger pour sa fille, c’est-à-dire que tu fusses ingénieur. Tu ne l’as pas voulu !… Pourquoi ?… La jeune personne et sa fortune ne valaient-elles pas bien un effort ?

Gaston répliqua d’un ton énervé :

— Je vous le répète, Père, vouloir et pouvoir sont deux choses différentes quoi qu’en dise le proverbe.

Alphée, à son tour, s’emporta :

— Eh bien ! moi, ton père, je maintiens que tu pouvais et que tu n’as pas voulu !… Oseras-tu me donner le démenti ?…

Pour dévier l’entretien du terrain difficile où l’acculait son père, le jeune homme répondit :

— Ne vous ai-je pas donné une preuve suffisante de ma docilité à suivre vos désirs en différant mon retour au pays et en continuant à marcher dans une voie contraire à mes projets et à mes goûts ?… Vous voulez que je m’élève au-dessus de ma condition : n’y a-t-il pas déjà trop de déclassés dans notre pays ? trancha Gaston.

— Non ! Non ! rétorqua Alphée, je ne me paye pas de phrases ! Il faut être insensé pour n’avoir pas voulu saisir la fortune inespérée qui s’offrait à toi. On ne refuse pas de gaieté de cœur un parti comme celui d’Aurélia et l’honneur d’être ingénieur. Une telle folie n’a qu’un explication : tu as quelque amourette à laquelle tu sacrifies une carrière honorable et le bonheur des tiens !… Et comme d’ordinaire, en pareil cas, pour une créature indigne et sans aveu, je le parierais !

Gaston s’indigna.

— Halte-là ! mon père ! Vous outrepassez vos droits en touchant mon honneur ! Vous pouvez, si vous me faites l’injure de douter de moi, vous livrer aux enquêtes les plus minutieuses, je mets au défi qui que ce soit, de me faire rougir de ma conduite !

La vibrante protestation de Gaston en imposa à Alphée Chambrun. Il n’obtiendrait rien de son fils en le heurtant de front. Le soupçon blessant qu’il venait d’exprimer au hasard, n’avait servi qu’à faire cabrer la fierté du jeune homme. Sa tactique était fausse et n’aboutirait peut-être qu’à lui fermer à tout jamais le cœur de son enfant. Subitement il changea de procédé en essayant la voie de la douceur.

— Mais, alors mon ami, dit-il affectueusement, pourquoi te défier ainsi de toi-même, quand ton chef, au contraire, affirme ta chance. Tu pourrais au moins, ne fût-ce que par égard pour son jugement, tenter à nouveau la lutte. Tu le peux, car tu es jeune encore. Je te le demande par affection pour ta mère et pour moi. Présente-toi à nouveau l’an prochain. Tu ne peux pourtant pas nous refuser cela.

— Votre demande m’afflige profondément, mon père, car je ne puis m’y soumettre, malgré tout mon désir de vous être agréable. D’abord parce que j’ai déclaré mon désistement définitif à Monsieur de Blamon et qu’une volte-face de ma part n’attirerait pour le moins son mépris. En second lieu, parce que mon succès lui-même n’aurait pas le résultat que vous espérez. J’ai rencontré, l’an dernier, votre ami Richstone : nous avons causé longuement et à cœur ouvert. Eh bien, contrairement à votre conviction, même ingénieur je ne serais pas le mari de sa fille. Si vous ne m’en croyez, adressez-vous à lui, il vous confirmera que dans aucun cas, je ne saurais être son gendre.

— Que dis-tu ? s’écria Alphée interloqué.

— La vérité, répondit simplement Gaston.

— Et ce sont les conditions de Monsieur Richstone qui t’ont découragé, sans doute !… Qu’importe, n’eût-ce été que pour l’honneur, tu aurais dû acquérir ton diplôme.

— J’ai choisi une voie plus humble, mais plus sûre. Mon patron lui-même, à qui je m’en suis ouvert, a paru me comprendre et m’approuver.

Alphée ne sut plus contenir sa colère.

— Et ton père ?… Ne compte-t-il donc plus ?

— Ne dénaturez pas ma pensée, mon père ! j’ai voulu simplement…

Mais l’interrompant brusquement :

— C’est assez discourir ! s’écria Monsieur Chambrun. Je rentre dans mon autorité paternelle. Écoute-moi bien, Gaston. Je suis aussi têtu que toi, et je ne céderai pas : ou tu subiras tes examens ou tu ne franchiras plus le seuil de ma porte !… C’est mon dernier mot !

— Mon père !…

— Assez !… je ne discute plus, j’ordonne !

— Vous êtes injuste et tyrannique, mon père !… Vous me traitez comme un coupable quand je suis sans reproche. Mais malgré tout, je demeurerai votre fils respectueux et dévoué.

— Je n’exige de toi que l’obéissance !

— Mais s’écria le jeune homme avec désespoir, ce que vous demandez est impossible !… Je suis lié d’honneur.

— Par quoi ? s’exclama vivement Monsieur Chambrun.

— Demandez-le à Monsieur Richstone, votre ami ; il sait mes raisons et seul il a le droit de vous les révéler.

— Je connais trop la loyauté de Monsieur Richstone, pour qu’il rétracte maintenant ce qu’il m’a lui-même certifié, ou alors il faut que tu aies dû l’offenser.

Gaston secoua la tête.

— Il n’en est rien, mon père, croyez-moi ; la plus grande harmonie règne entre nous.

— L’un de vous n’a plus son bon sens, s’écria alors Monsieur Chambrun. Quand les projets les plus brillants pour toi sont rompus, c’est alors que vous faites assaut de courtoisie ?…

— Il s’en expliquera avec vous, mon père : je ne puis en dire davantage car il m’a fait promettre le silence.

— J’en aurai le cœur net à mon retour. Mon voyage aura été inutile, grommela Monsieur Chambrun en se levant et Dieu sait ce qu’il m’aura coûté !… Allons, trêve de discussion pour aujourd’hui…