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GASTON CHAMBRUN

Monsieur Chambrun voulut le soir même reprendre le train de Montréal, car devant l’échec de ses négociations, il ne sentait aucun attrait pour prolonger une visite, qui achevait de ruiner ses derniers espoirs.

Avant son départ, cependant, il exprima le désir de remercier le patron de son fils, des bontés qu’il avait pour lui ; sans doute aussi, qu’il tenait à s’informer par lui-même de la pensée de Monsieur de Blamon à son sujet ; il saurait de lui, s’il avait insisté pour que son contre-maître persévérât dans ses études et quelles étaient ses chances de succès. Aussi, ce ne fut pas sans appréhension d’une telle rencontre, que Gaston entendit son père formuler ce souhait. Depuis deux jours, le Directeur n’avait point paru à l’usine ; peut-être était-il indisposé, peut-être en voyage.

Le jeune homme s’en informa par téléphone. Sa bonne étoile le favorisa. Monsieur de Blamon, absent pour la semaine, était allé à sa maison de campagne prendre quelques jours d’un repos aussi légitime que nécessaire.

— Pas de chance ! se plaignit Monsieur Chambrun. J’aurais été bien aise de causer avec lui. Mais je ne puis attendre : la vie est chère hors de chez soi, sans compter le voyage. Allons, je vais te dire « Au revoir ». Je ne me figurais pas que tu restais si loin de chez nous. Maintenant que tu gagnes, paraît-il, ne pourrais-tu venir faire un tour au pays ? Ta mère soupire après le bonheur de t’embrasser ; puis nous ne sommes pas encore brouillés.

La rancune latente de ces derniers mots mit des larmes aux yeux du jeune homme. Son père les aperçut ; la douleur de son fils lui bouleversa le cœur.

— Allons ! allons ! embrasse-moi ; nous avons oublié de commencer par là notre entretien ; ça nous aidera à mieux finir. C’est ton intérêt que je vois compromettre qui est la cause de mon humeur. Oublions ça pour le moment et espérons que l’avenir arrangera tout.

— Ah ! s’écria Gaston, mon cher père, mon cœur pour vous n’a pas changé et ne changera jamais !

— Nous verrons ça, mon garçon, nous verrons ça !

— Au revoir ! Père ! et saluez bien Maman pour moi.

— Au revoir ! Et à bientôt, reprit Monsieur Chambrun, tout en montant en wagon.

Le train parti ; en toute hâte, le contre-maître détailla la visite paternelle dans une longue lettre à Monsieur Richstone. Il ajoutait que suivant sa recommandation, il n’avait rien révélé. Il s’en remettait à lui pour expliquer le revirement de ses idées et éviter entre Alphée et lui une rupture peut-être irréparable.

La lettre expédiée, il sortit faire un tour de promenade repassant dans son esprit toutes les phrases et les péripéties de cette visite si courte mais si émotionnante de son père.

La nuit fut longue et le sommeil eut grand peine à clore ses paupières : il demeurait troublé par la lutte soutenue et anxieux des événements.


X

LA VOIX DU MAÎTRE


Levé de bon matin, Monsieur Richstone s’assurait par une dernière inspection, que les réparations faites par le chauffeur permettraient à l’automobile de fournir une course laborieuse par des chemins fatigués et peu entretenus ; car elle devait le conduire à une coupe de bois à trente milles dans le nord. Chaussé de fortes bottes, l’imperméable au dossier de sa chaise, le riche commerçant achevait de déjeuner. Soudain la porte s’ouvrit pour livrer passage à Aurélia. Après avoir tendrement embrassé son père, elle lui remit le courrier de la veille que le facteur avait tardivement déposé dans la boîte.

Négligemment, il parcourut des yeux les souscriptions des enveloppes dont les en-têtes commerciaux lui indiquaient la provenance.

Sur l’une d’elles se détachaient ces mots « Usine Blamon » ; puis l’écriture ne lui était pas inconnue. Aussitôt l’enveloppe brisée, il lut : Une perplexité croissante fronça ses sourcils, rembrunit sa physionomie habituellement joviale.

— Il ne doute de rien, l’ami Gaston ! grommela-t-il entre ses dents. Facile à dire : « Je m’en remets à vous… » Au reste, c’est ma faute, il ne fait qu’obéir à ma consigne. Mais je comptais choisir mon heure… Et ne voilà-t-il pas que son brave homme de père vient se jeter à l’encontre de mes plans. Sans aucun doute, il va m’arriver un de ces beaux matins. Comment lui expliquer l’impossibilité de ce mariage que je lui avais pour ainsi dire offert ? Je n’ai pas l’habitude de biaiser devant la vérité moi !

Un peu à l’écart, Aurélia avait entendu le soliloque, qu’inconsciemment son père débitait à mi-voix. D’un air résolu, elle s’approcha :

— Tu diras la vérité, Papa ! Mon mariage avec Gaston est impossible parce que j’ai résolu d’entrer en religion ; je veux être Carmélite au couvent de Montréal.

— Hein !… Que dis-tu ? s’écria Monsieur Richstone effaré… Toi religieuse !…

La foudre tombant à ses pieds ne l’eut pas atterré davantage.

— Et tu oserais nous laisser seule ta mère et moi ?…

De lourdes larmes sillonnèrent ses yeux soudainement blêmes et étouffèrent sa voix.

La jeune fille, le cœur serré, vint mettre les bras au cou de son père, appuya la tête contre son épaule et murmura :

— Papa, ne pleure pas !… Pourquoi ce chagrin ?… Tu voulais bien donner ta fille à un homme et tu la disputerais à Dieu ?…

— Je ne t’aurais pas perdue autant ! balbutia le pauvre père.

— Bien davantage, Papa !… Songe donc si j’avais épousé Gaston, il m’eût bien fallu quitter le foyer quand même, mon cœur eût été partagé entre lui et nos enfants. Au cloître, après Dieu, vous serez mes seules affections ici-bas et de lui, vous ne serez point jaloux, j’espère !…

La tendre enfant essuyait les larmes paternelles de ses mains caressantes et s’ingéniait à sourire pour ne point trahir les sanglots à