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GASTON CHAMBRUN

sieur Chambrun au bureau pour lui transmettre les explications qu’il désire.

Comme Aurélia aidait son père à tenir sa comptabilité et sa correspondance :

— Va, mon enfant… dit-elle. À tout à l’heure, Monsieur Chambrun : vous nous ferez le plaisir de manger avec nous.

— Impossible, Madame, mon voisin Grandmaison, qui m’a amené, m’attend à bonne heure avec sa voiture.

— Tant pis !… ce sera pour une autre fois ; mais faites-vous moins rare : chacun ici a plaisir à vous voir, déclara aimablement Madame Richstone.

Au bureau, Aurélia indiqua un siège à Alphée, puis s’assit en face de son hôte.

La première elle parla.

— Vous paraissez surpris, Monsieur, d’avoir affaire à moi dans la circonstance ? Pourtant ne suis-je pas la plus intéressée ?

— Effectivement, reprit Alphée : mais comment savez-vous ce qui m’amène ?

Aurélia sourit :

— Une lettre de votre fils a prévenu mon père de votre visite probable. Sans aucun doute, vous aviez hâte de connaître la cause qui rend irréalisable le projet rêvé entre mon père et vous. C’est un secret entre Papa, votre fils et moi ; ma mère elle-même n’en est pas encore informée : je le confie donc à votre honneur : j’entre prochainement au Carmel de Montréal.

— Vous ! s’exclama Monsieur Chambrun abasourdi.

— Moi-même ! C’est ma vocation religieuse qui est l’obstacle insurmontable à l’espoir d’une union entre votre famille et la nôtre. Cette vie qui m’a été conservée miraculeusement, vous savez dans quelles circonstances tragiques et au prix de quel dévouement, j’ai juré à Dieu de la dévouer à son service dans le cloître.

Gaston est un ami dont le souvenir m’est très cher ; nul mieux que lui n’aurait su me plaire et après son geste héroïque, personne n’avait autant de titres à posséder mon cœur et ma vie. Mon père ignorait ma résolution quand il s’est ouvert à vous. C’est pressée par les événements, que j’ai dû lui avouer que ma vocation me séparait de votre fils.

— Et pourquoi, sur-le-champ, Monsieur Richstone ne m’en a-t-il pas informé ?… Il était peu généreux de sa part, de me laisser l’illusion d’un bonheur irréalisable.

Émue de l’accusation dirigée contre son père, Aurélia dit :

— Votre fils avait échoué à son concours. Il s’était rencontré avec mon père qui loyalement lui avait confié mon secret. La condition des fiançailles n’étant pas remplie, mon père se trouvait dégagé par le fait même, de la parole qu’il vous avait donnée.

Bouleversé, hors de lui en voyant s’évanouir ses souhaits les plus chers, Monsieur Chambrun ne prêtait plus qu’une oreille distraite aux arguments de la jeune fille. Épuisé par cette lutte où se brisait son cœur, il s’inclina et dit :

— Le sacrifice que je fais en vous perdant comme bru, m’est plus douloureux que ne l’a été celui de mes biens ; car j’escomptais alors les revanches de l’avenir : l’âge et les circonstances ne me permettent plus aujourd’hui d’espérer.

Il se leva pour prendre congé.

La jeune fille s’approchant, lui dit :

— Oserais-je encore vous demander le baiser que vous me réserviez comme bru ?

Alphée sentit une protestation monter en lui ; mais se reprenant bientôt :

— Vous me donnez un trop noble exemple de renoncement aux biens et aux joies de ce monde pour qu’oubliant mes griefs, je ne défère pas à votre désir.

Il embrassa paternellement la future novice, salua sa mère, et repartit le cœur en deuil pour le « Val de la Pommeraie ».

— Que voulait donc Monsieur Chambrun, demanda Annette Richstone, après le départ du visiteur.

— Nous en causerons tous trois ce soir, avec Papa, répliqua simplement la jeune fille.

À la veillée, en effet, la révélation eut lieu au travers des larmes et des sanglots. Aurélia leur fille, la joie de la maison, le soleil de leur automne voulait les quitter !… La mère ne trouvait d’autres objections que la douleur dont la séparation allait les abreuver. Monsieur Richstone lui, ne luttait plus ; la volonté de sa fille lui était apparue inexorable. Mais sa résignation était morne : il frissonnait comme si son front eût déjà été effleuré par le baiser glacial de la mort.

Des journées grises s’écoulèrent. Aurélia n’avait pas annoncé la date où elle exécuterait sa résolution. De crainte d’avancer l’échéance fatale nul n’osait faire allusion à ce sujet.

Mais la jeune fille sentit le supplice que leur infligeait l’angoisse de l’attente ; ne valait-il pas mieux en hâtant son sacrifice, mettre les siens devant l’inexorabilité du fait accompli ?

Parfois, la pensée de la détresse morale où elle laisserait ses parents, la jetait en de passagères défaillances dont seule la relevait la prière.

D’autres fois, il lui semblait entendre sa vocation taxée de dépit amoureux. Mais aussitôt sa conscience affirmait que la voie où Dieu l’appelait, était la seule qui pût lui offrir la félicité ici-bas et lui assurer le bonheur dans l’autre vie.

Le matin de Pâques, après s’être agenouillée à la table sainte, entre son père et sa mère, sa résolution définitive fut prise. Elle commencerait son postulat dans huit jours. Elle se gardait une dernière semaine pour dire l’adieu suprême au monde, aux lieux et aux êtres qu’elle avait aimés.

Elle demanda à son père d’aller passer quelques jours à leur île de Pointe-Fortune. Il s’empressa de la satisfaire, heureux de pouvoir réaliser un de ses derniers désirs. L’émotion fut vive durant ce pèlerinage aux lieux témoins à la fois de ses rêves d’avenir et cause déterminante de sa vocation.

Ensuite, elle voulut demeurer une journée entière à Saint-Placide près de son amie Marie-Jeanne. Le « Val de la Pommeraie » tout entier revêtu de sa floraison printanière, présentait autant de bouquets aux blancheurs virginales qu’il comptait de pommiers. Dans les allées du verger, Aurélia révéla à son amie ses fiançailles avec le Dieu qui se plaît parmi les lis.

Marie-Jeanne contempla sa compagne avec une angoissante inquiétude : la future novice n’était-elle pas sa victime ?… Mais non !