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GASTON CHAMBRUN

Ses yeux étaient irradiés d’une telle flamme de foi et de charité, que la fiancée de Gaston crut pouvoir l’embrasser sans remords. Elle seule pleurait à l’idée de perdre une amie qui déjà souriait aux joies surhumaines du sacrifice.

Pauline, l’aveugle, dans l’intuition secrète qu’elle avait de l’holocauste sublime de la jeune fille, avant son départ, voulut la presser sur sa poitrine en lui murmurant à l’oreille ces deux mots éloquents :

— Pardon et merci !… Adieu, mon enfant, soyez bénie !…

— Quant à toi, Marie-Jeanne, ajouta la jeune fille, je te réclame près de moi le jour de ma profession. Papa et Maman t’amèneront au Carmel. Ton bonheur, à cette époque sera bien prêt d’être réalisé ; avant d’aller à celui qui t’attend, tu me diras :

— Adieu, ma sœur en Jésus-Christ !

— Ne l’es-tu pas déjà ma sœur, s’écria Marie-Jeanne, dans une dernière étreinte.

Toute sa vie, Marie-Jeanne devait garder devant ses yeux le souvenir du jour où aux côtés des parents de l’immolée, elle vit vêtue de blanc, parée de la couronne nuptiale, Aurélia s’avancer tenant d’une main, le cierge à la flamme symbolique, de l’autre, la livrée du Christ son bien-aimé.

Quand, pâle, les yeux en terre, la jeune vierge, revint dans son costume austère de Carmélite, un frisson parcourut l’assistance. Puis, dès que le son de sa voix si pure eut fait résonner la formule des engagements sacrés, les yeux de tous les assistants, subitement se noyèrent de larmes.

Aurélia était l’épouse du Christ : elle venait de choisir la meilleure part.

Anéantis dans leur douleur, mais l’âme embaumée des joies célestes du sacrifice, Monsieur et Madame Richstone, en compagnie de Marie-Jeanne, étaient revenus à leur demeure.


XI

L’ISOLEMENT


Bien que chrétiennement consenti et libéralement accepté, le sacrifice des époux Richstone pesait d’un poids bien lourd sur leurs cœurs endoloris.

Avec Aurélia, le logis avait perdu son âme. Une atmosphère morne enveloppa la maison devenue solitaire. Objet commun de la tendresse des siens, trait d’union de leurs existences, la jeune fille par les charmes de sa personne et plus encore par ses qualités d’esprit et de cœur, avait maintenu en harmonie deux personnes différant par la race, la mentalité et l’éducation.

Partisan d’un libéralisme large, dont s’honorent grand nombre d’Anglais, Monsieur Richstone n’avait point voulu contrarier les idées de sa fille et en acceptant sa vocation, il avait moins fait un sacrifice à Dieu qu’une concession aux désirs de son enfant. Plus égoïste, son affection était aussi plus superficielle.

De souche canadienne-française, Madame Richstone était plus foncièrement chrétienne et partant plus généreuse. Elle rappelait la femme forte dont parle l’Écriture. Son âme tendre mais vaillante, tout en souffrant de la même blessure que son époux, demeurait debout auprès de sa croix, semblable à la Mère des douleurs. Son offrande sans repentance était plus surnaturelle, et par suite plus joyeuse.

La mélancolie des premiers jours s’usa dans un redoublement d’activité à sa tâche de maîtresse de maison. L’œil à tout, prêtant main forte à la servante, elle s’affairait en des inspections, des rangements et nettoyages multipliés.

Aussi, les planchers étaient-ils nets, les vitres claires, les cuivres brillants et le linge blanc installé en piles régulières dans les armoires.

C’est pourquoi, le soir, le souper terminé et la prière dite, elle s’endormait d’un bon sommeil, tandis que l’esprit tourmenté de son mari, évoquait douloureusement le souvenir de la tête blonde et rieuse, gaieté des veillées anciennes et dont le baiser déridait le front creusé d’un pli soucieux… L’image de l’absente hantait les insomnies de Monsieur Richstone.

Par un contraste singulier, l’affection virile mais toute chrétienne de sa compagne ne comprenait pas une désolation par trop sentimentale. Elle partageait la peine de son mari, mais ne s’enfonçait pas comme lui les épines dans la chair. À quoi bon se révolter contre l’irrévocable, augmenter sa peine et perdre le fruit du sacrifice ! Son amour maternel, supposant dans son mari des sentiments analogues aux siens, éloignait d’elle l’idée de se faire sa consolatrice.

Cependant Monsieur Richstone cherchait autour de lui l’aide secourable d’une compassion qui comprit sa souffrance. Ce besoin l’entraîna fréquemment vers la maison de Saint-Placide, où la veuve Bellaire et sa fille savaient lui parler de son Aurélia. Sans fausse honte, il laissait sa douleur se répandre en larmes tendres qui ravivait sa peine, augmentait son chagrin en affaiblissant son courage.

Au retour, chaque fois le logis lui semblait plus vide, malgré le mouvement et l’activité qu’y déployait Annette son épouse dévouée.

À voir cet entrain dont il n’appréciait ni la noblesse ni le mobile, il sembla que peu à peu sa femme s’éloignait de lui et lui devenait comme étrangère. On aurait dit qu’avec elle, Aurélia avait emporté toute l’affection de Monsieur Richstone pour la compagne de sa vie. Cependant, n’avait-elle pas été son Annette, la bien-aimée de son cœur au temps de leur union ?…

Tous les jours, le père montait à la chambre de l’absente. Il avait voulu que rien n’y fut changé, qu’elle restât telle qu’Aurélia l’avait laissée à l’heure de son départ. Annette dans ses habitudes d’ordre souffrait de ce désarroi. Elle eût voulu renouveler la literie et les rideaux, serrer les vêtements qui se perdaient inutiles, remettre les choses en place, se battre contre la poussière.

Pour garder sa prise possession, le père s’était chargé lui-même de balayer le plancher, d’aérer et d’entretenir la pièce. Avec un soin minutieux, il essuyait les moindres choses, les replaçait au même endroit, baisait pieusement les objets usuels qu’il avait vus aux mains de