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GASTON CHAMBRUN

ombragée par un vert treillis de plantes grimpantes et de fleurs variées : assise devant la porte d’entrée, dominant les cinq ou six marches qui y donnent accès, l’aveugle, pour se garantir du soleil tournant, avait dû déplacer sa chaise berceuse. L’ayant à son insu trop rapprochée du bord, dans un mouvement, l’infirme avait perdu l’équilibre et était tombée à la renverse, la tête venant frapper le décrottoir de fer, fixé au côté de la première marche.

D’ailleurs, la chaise retournée, la position de la chaise de la victime, les traces sanglantes telles que trouvées par Marie-Jeanne, indiquaient assez, que sa version était la véritable.

En dépit des soins les plus assidus, moins d’une heure après la catastrophe, sans avoir repris ses sens, la pauvre mère rendait son âme à Dieu.

Qu’était la douleur de Gaston, dont le récit était là, sur cette table, dans la lettre que venait de relire la jeune fille, comparée à la sienne qui, à cette heure horrible, submergeait son âme dans un océan d’amertume ?

La fatale nouvelle fut connue de toute la région dans l’espace de quelques heures. Pendant deux jours, dans un défilé touchant, parents et amis vinrent déposer sur la couche funèbre, l’expression attendrie de leurs sympathiques condoléances.

L’un des premiers et des plus atterrés fut l’ami de la famille, Monsieur Richstone. Depuis que la solitude s’était faite à sa résidence de Lachute, le digne commerçant ne connaissait pas de moments plus doux, que ceux qu’il passait dans l’intimité de la famille Bellaire : les cœurs y battaient à l’unisson : protecteur et protégées vivaient dans une estime et une confiance mutuelles, chose digne de remarque entre personnes de races différentes.

Le jour des funérailles parut comme un deuil public. L’église de Saint-Placide fut trop petite pour contenir la foule pieuse qui se pressait autour des restes de l’humble et vaillante chrétienne, ravie brusquement à l’estime générale.

Parmi les couronnes dont le cercueil fut jonché, celles offertes par MM. Richstone et Chambrun furent particulièrement remarquées et sensibles au cœur endolori de Marie-Jeanne.

Le père d’Aurélia avait télégraphié à Gaston auquel l’éloignement ne permettait pas d’arriver à temps. Quelques heures plus tard, la jeune fille recevait de lui un télégramme où, en termes concis, étaient formulées et sa douleur pour l’accident et sa compassion pour la bien-aimée de son cœur.

Leurs âmes, passant tour à tour par le creuset de l’épreuve, s’y purifiaient en vue de l’union si attendue, dont Dieu lui-même devait être le nœud sacré et permanent.

Le bon curé Blandin, avant l’absoute, voulut traduire en quelques mots et sa douleur et son admiration pour la défunte ; mais ses larmes, plus éloquentes que ses paroles, eurent vite fait partager à l’assistance, les sentiments dont son âme débordait.

Brisée par l’affliction, Marie-Jeanne, au retour des funérailles avait trouvé asile chez une amie, qui huit jours durant, la garda loin du théâtre de son malheur dont la vue, navrant son âme, en aurait affaibli les ressorts.

L’écot payé à la nature, à nouveau la jeune fille dut envisager l’avenir, et seule désormais en ce monde, considérer les réalités nouvelles qui se présentaient à elle.

Déjà, une tante, sœur de la défunte, demeurant à Saint-Lazare de Vaudreuil, avait offert l’hospitalité à la jeune fille. Elle acceptait de la prendre chez elle, malgré une nombreuse famille occupée aux travaux des champs ; l’orpheline fut fort sensible à la touchante démarche de cette âme généreuse. Mais l’ami des jours anciens ne faillit pas au temps de l’épreuve.

Ce matin-là, il s’était levé hâtivement, jetant par la fenêtre, à son chauffeur, l’ordre de préparer automobile. Avec précipitation, il s’habilla. Ayant trouvé la solution qui lui était venue comme un rêve, il allait l’offrir à Marie-Jeanne et dire son dernier mot à Monsieur Chambrun.

Bientôt, à toute vitesse, il roule sur la route du « Val de la Pommeraie » ; insensible aux agréments de la saison, aux attraits du paysage, ses yeux cherchaient à l’horizon le clocher de Saint-Placide ; jamais il n’avait trouvé le chemin si long.

Enfin le terme désiré apparut. Il poussa droit à la maison de l’orpheline ; au souvenir des joies passées et des douleurs récentes, un serrement de cœur fit monter deux larmes à ses yeux ; mais, messager de joie, il réagit sur lui-même pour ne pas raviver une plaie encore saignante.

L’arrivée de Monsieur Richstone fut un rayon de soleil pour l’âme embrumée de Marie-Jeanne. Sans long préambule, il en vint au point capital, objet de sa visite.

— Toute la nuit, dit-il, fiévreux, je me retournais sur l’oreiller à la poursuite d’une solution inaccessible. Harassé par de vains efforts, à l’aube, je me suis assoupi. Et voici soudain que je me revois dans la chambre telle qu’elle était lorsque l’habitait Aurélia. Vers moi, s’avance dans la robe de mariée de sa prise d’habit, la carmélite de Sainte Thérèse. Elle se penche à mon chevet, incline le front pour un baiser. Puis, ôtant son voile, sa couronne de fleurs, les pose sur ta tête, Marie-Jeanne, et alors revêtue de sa bure, elle se retire pour mettre à sa place en toilette d’épousée, la fille de Pauline Bellaire. Et sa voix me disait : — Elle m’a promis de me remplacer près de toi : elle est ma sœur, fais-en ta fille !… » À ces mots elle disparut, et seule près du lit, tu étais debout, Marie-Jeanne !… Je me réveillai alors… Voilà ce que j’avais à te dire mon enfant ; il ne dépend que de toi, pour que ce rêve devienne réalité. Au nom de ma fille absente, je t’offre sa place à mon foyer ; sans rien perdre de mon affection pour ma chère Aurélia, j’espère avoir le cœur assez grand pour vous aimer tous deux d’un amour vraiment paternel.

La jeune fille eut comme un éblouissement.

— Ah ! Monsieur, s’écria-t-elle, des larmes de joie inondant ses yeux, ne suis-je point, moi aussi, le jouet d’une illusion ?… Moi, orpheline indigente, devenir la fille adoptive de Monsieur Richstone !

— Et son héritière, s’empressa d’ajouter ce dernier.

— Non ! Non !… C’est trop de bonté, s’exclama Marie-Jeanne en se jetant éplorée dans les bras de son père adoptif.