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GASTON CHAMBRUN

Une douce étreinte les retint quelques instants émus, silencieux…

Que dirait Gaston Chambrun en apprenant la nouvelle condition de celle qu’il appelait de tous ses vœux ?… N’était-ce pas pour tous deux, la douce revanche des terribles heures d’angoisse ?

Mais de quel œil Aurélia verrait-elle sa place occupée, au foyer, par celle qui déjà avait été victorieuse dans le cœur de Gaston ?

Âme héroïque et toute surnaturelle, l’épouse du Christ, avide de renoncements, en était arrivée au point de faire son bonheur de celui des autres.

Or, l’adoption de Marie-Jeanne consolerait Monsieur Richstone de son isolement, serait une sauvegarde pour l’orpheline et réaliserait le souhait d’Annette Richstone mourante : « Mon enfant, remplacez près de lui, la fille que nous avons perdue ? »

Aurélia elle-même, qui l’avait nommée sa sœur, le jour de ses adieux, pourrait désormais lui garder ce nom, puisqu’elle en aurait le rôle et les privilèges.

Ce contrat tout intime, étant conclu, on s’occupa de régler les conséquences de la donation mutuelle. Ce ne fut point sans déchirements, que la jeune fille dut quitter tout le monde de souvenirs et d’émotions que fait surgir ce mot magique : « La maison paternelle ».

Si modeste soit le cadre où il ait plu à la divine Providence de placer notre berceau, il occupe le premier rang dans le cercle de nos affections. Mais, étant rehaussé de tous les charmes dont la nature a embelli le « Val de la Pommeraie ». Il est facile de concevoir la peine de Marie-Jeanne.

Unique patrimoine de l’orpheline, la maison Bellaire ne fut pas vendue ; elle permettait, durant la belle saison, de continuer cette série de pèlerinages, où Monsieur Richstone aimait tant à venir refaire son cœur et raviver son courage aux jours de l’isolement.

Autant que ses souvenirs et les dévastations de sa femme le lui permirent, le père d’Aurélia voulut conserver les traditions du passé. Tout ce qui avait été à l’usage de sa fille, devint la propriété exclusive de sa sœur d’adoption.

La servante était à ses ordres et, sur un signe, le chauffeur tenait l’automobile à sa disposition.

Bien qu’élevée dans la gêne et les privations, la rectitude de jugement et la haute éducation morale de la jeune fille, lui enseignèrent à tenir son rang avec dignité, sans vaines prétentions ni sot orgueil. Consciente de ses obligations envers son père adoptif, elle était attentive à lui témoigner en toute circonstance une humble déférence, jointe à la plus cordiale gratitude.

Sa félicité, cependant, était loin de lui faire oublier les joies de la maison paternelle et parfois le souvenir de sa chère défunte mettait un nuage au front de l’orpheline ; une prière alors, montait de son cœur à ses lèvres, puis sa pensée volait ensuite à celui qui, seul, manquait à la consommation de son bonheur. Elle l’appelait de ses vœux ardents, conjurant le Seigneur d’aplanir leurs voies et de hâter l’heure bénie de l’hymen tant désiré.


XIV

GRANDEUR D’ÂME


Passé minuit, les rares magasins du côté ouest de la rue Saint-Jacques sont tous clos. Ce quartier, domaine des grandes banques montréalaises, est comme le royaume de la haute finance ; aussi, est-il l’objet d’une sollicitude spéciale de la part de la sûreté. On y chemine entre des édifices de huit à dix étages et de vastes hôtels aux façades en pierre de taille, dont les riches portiques sont soigneusement fermés. Ce soir-là, cependant, vêtu en bourgeois, le lieutenant de police Golinet aperçut soudain la rutilante enseigne électrique d’un marchand de tabac et de spiritueux.

— Bonne affaire, dit-il aux deux constables qui l’accompagnaient, je vais me payer un paquet de « Murad égyptiennes » ; nous prendrons ensuite le Boulevard Saint-Laurent, pour gagner, par Ahuntsic et Sainte-Rose, la région de Saint-Eustache et de Saint-Joseph du Lac. J’ai idée que nous sommes sur la bonne piste.

En achevant ces mots, il ouvrit la portière de sa limousine et, d’un pas alerte, pénétra dans le magasin.

Depuis plusieurs semaines, en effet, la police s’acharnait à la poursuite d’une bande de cambrioleurs dont, quotidiennement, les journaux relataient les sinistres exploits ; les bandits choisissaient, tantôt un quartier de la ville, tantôt un autre pour théâtre de leurs opérations. Parfois, les campagnes environnantes devenaient leur champ d’action, leur permettant ainsi de dépister les agents lancés sur leurs traces.

Golinet, tardant à rejoindre ses auxiliaires, ceux-ci avaient avancé jusqu’à l’angle de la rue suivante : comme la marque demandée se trouvait épuisée, le marchand dut attendre que du sous-sol, sa femme montât une nouvelle provision de petits paquets. Entre-temps, Golinet avait tiré de sa poche un porte-cigarettes vide, prêt à recevoir l’emplette qu’il venait de faire.

En ce moment, la porte, laissée entr’ouverte, s’ouvrit tout à fait ; et un monsieur dont la chevelure grisonnante et les fortes moustaches noires contrastaient avec une physionomie accusant la trentaine, en franchit le seuil.

Tout en garnissant son étui, le lieutenant regarda distraitement le nouveau-venu.

— Qu’y a-t-il pour votre service, lui demanda aimablement le marchand de vin.

— Un simple renseignement. Où pourrais-je me procurer de suite quelques timbres-poste ? J’en ai un besoin urgent.

— À cette heure tardive, la chose est assez difficile, répliqua le propriétaire ; tous les bureaux sont fermés. Attendez, peut-être en aurais-je moi-même quelques-uns de reste.

— Vous me rendriez un signalé service, repartit l’homme aux rudes moustaches, car il faut que cette lettre parte ce matin, dès la première heure.

La voix était nasillarde et traînante. Golinet la trouva bizarre et regarda plus attentivement celui qui venait de parler. Tout en remerciant le marchand, l’inconnu apposa un timbre de trois sous sur une longue enveloppe jaunâtre cachetée de cire rouge. Comme en-tête, une