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I

LE CONTRE-MAÎTRE


C’est par une belle après-midi de la fin de mai. Depuis quelques semaines seulement, les rives pittoresques du Lac des Bois se sont libérées des dernières croûtes de glace attardées au fond des ravins ou embusquées à l’ombre des épinettes et des cyprès ; mais déjà une sève vigoureuse court dans l’écorce lisse des érables et des bouleaux, gonflant de jeunesse et de vie les bourgeons qui éclatent de toutes parts. Sur les talus, au pied des grands arbres, la trille impatiente et brave vient d’arborer la blancheur de son verticille trilobé, voisinant avec les nuances jaune clair de l’érythrone, qui grelotte sur sa hampe fine et délicate.

Le merle d’Amérique, revenu des régions tropicales, tire les premières roulades de sa gorge empourprée et parmi les violettes et les sanguinaires s’en va picorer les vermisseaux, ranimés par la tiédeur des effluves printanières.

Partout le mouvement, l’activité, la vie. C’est le triomphe définitif du printemps sur le rude hiver canadien. Honteuse de son retard, la belle saison essaye de hâter sa course pour racheter l’avance des heureuses contrées du midi ; car la chaleur arrive soudain, torride aussi démesurée que l’a été la rigueur du froid.

Depuis le matin cependant, une douce brise, soufflant de la mer d’Hudson, a tempéré l’humide et pesante atmosphère des jours précédents.

Déjà embaumée des senteurs agrestes de l’immense et sauvage prairie, naguère inculte, de son haleine rafraîchissante, elle incline vers le sud-ouest les énormes panaches de fumée, que vomit la ville industrielle de Winnipeg. La vie circule débordante, dans les vastes artères de la jeune cité ; une activité fébrile règne partout, et à voir les gigantesques monuments qui surgissent de terre, il semblerait que les fortunes elles-mêmes s’y édifient à la vapeur ou à l’électricité.

Soudain une luxueuse automobile s’arrête court devant un édifice sur la haute façade duquel, en grandes lettres d’or, se détachent ces simples mots : « BLAMON & CIE, ENGRAIS CHIMIQUES ».

À peine le chauffeur en livrée a-t-il mis pied à terre, que la portière livre passage à un homme d’une quarantaine d’années : l’élégance aisée de sa démarche, l’expression énergique de ses traits réguliers, la sympathie d’un physique illuminé par un regard vif et profond, tout en lui, jusqu’à la correction de sa mise impeccable, commande le respect et la considération. Après une halte au bureau de l’ingénieur en chef et une rapide inspection au laboratoire, M. de Blamon d’un pas alerte, gravit l’escalier du premier étage. La porte d’une immense salle s’ouvrit brusquement. Dès que le Directeur parut, escorté de deux ingénieurs-chimistes et d’un groupe de contre-maîtres, son coup d’œil circulaire embrassa à la fois le travail, l’installation matérielle, non moins que les attitudes cordiales et déférentes des ouvriers, soudain attentifs, la coiffure à la main.

Il les salua du geste et du sourire ; puis les remercia par ces mots simples et paternels : « Ne vous dérangez pas mes amis. » Conduit par l’ingénieur en chef, Monsieur Blamon se dirigea droit à un jeune homme d’une belle stature, à la physionomie ouverte, éclairée par des yeux d’un bleu limpide et singulièrement vifs, sous la blonde et abondante chevelure qui encadrait son grand front.

— Monsieur Gaston Chambrun ? fit-il, en accentuant de la voix et du regard.

— Pour vous servir, répondit honnêtement l’ouvrier.

Le Directeur reposa sur le jeune homme un regard bienveillant ; avant de lui parler, il se