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GASTON CHAMBRUN

plaisait à le considérer et par l’air de satisfaction, empreint sur son visage de chef, à s’annoncer à lui, comme messager d’une bonne nouvelle.

— Mon ami, prononça-t-il bientôt, en réponse à un rapport très élogieux, qui m’a été fait sur votre compte, par vos chefs de service, j’ai le plaisir de vous apprendre que vous êtes nommé contre-maître de 1ère classe et qu’à partir du mois prochain, vous assumerez les fonctions et toucherez les émoluments inhérents à votre charge. Cet avancement, justifié par votre diligence et le soin intelligent et scrupuleux que vous avez montrés dans votre modeste emploi, me permet d’augurer favorablement de l’avenir. L’ascendant moral, que vous avez su acquérir sur vos camarades, vous sera d’un grand secours pour les diriger dans leur travail, pour prévenir leurs besoins et en gagnant leur confiance, contribuer à leur bien-être ainsi qu’à la prospérité de l’établissement.

Sur ces sobres et mâles paroles, Monsieur de Blamon tendit large ouverte, la main au jeune contre-maître.

Gaston Chambrun y plaça la sienne, d’un geste loyal et respectueux, puis ajouta :

— Monsieur le Directeur, je m’efforcerai d’être l’homme que vous souhaitez.

— J’y compte ! déclara gravement Monsieur de Blamon.

Il laissa un silence solenniser l’engagement pris avant d’ajouter :

— Maintenant, vous pouvez porter cette bonne nouvelle aux vôtres, je vous accorde à cet effet quinze jours de congé avec salaire, voyage non compris.

— Oh ! merci, Monsieur le Directeur !…

Brusquement, celui-ci s’était dérobé ; déjà il disparaissait dans l’escalier, tandis que d’un salut respectueux, les ouvriers affirmaient une seconde fois, l’excellence des relations qui existaient entre le patron et ses employés.

Sans nul doute, « la question sociale » ne serait point arrivée au paroxysme d’acuité où nous la voyons, si tous les chefs d’industrie eussent ressemblé à Monsieur de Blamon. Issu d’une noble et riche famille française, originaire de la Bourgogne, le Lieutenant Louis de Blamon servait avec honneur au 1er Régiment de Dragons, en garnison à Lure, à quelques lieues seulement de la frontière allemande. Héritier du sang, comme de la foi des anciens chevaliers, son âme vaillante avait juré la même fidélité à son Dieu qu’à sa patrie ! Confondant leur culte dans un même amour, il était prêt à se sacrifier pour l’un comme pour l’autre.

C’était à l’époque néfaste, où, sous l’influence Judéo-maçonnique, une campagne aussi sectaire que anti-patriotique, tentait de corrompre la superbe armée française ; la délation était à l’ordre du jour ; les « fiches » alors avaient plus d’influence au tableau d’avancement que le talent ou l’ancienneté. Bientôt, devant le jeune officier, fut posé ce dilemme : « Renoncer aux pratiques de sa foi ou à l’espoir des promotions ».

L’alternative était cruelle : l’idéal de sa vie se trouvait brisé ; les traditions de la famille rompues. Son âme en fut meurtrie ; mais l’ombre d’une hésitation n’effleura pas même son esprit ; il ne fit pas à Dieu l’injure de mettre en balance son service avec celui des hommes. La foi remporta la victoire, mais la santé de la noble victime en fut altérée. Au sol, qu’il avait voulu défendre au prix de son sang, il résolut de consacrer du moins ses sueurs. Héritier de vastes domaines ancestraux, il voulut appliquer à leur exploitation, les méthodes scientifiques de la culture actuelle ; ses études antérieures l’y avaient préparé et ses goûts aristocratiques s’accommoderaient assez volontiers des antiques relations de Seigneur à censitaires.

Déjà une année s’était écoulée depuis que le Lieutenant de Blamon avait dû renoncer à l’épaulette. Loin de se cicatriser, la blessure faite à son patriotisme avait affecté sa constitution. Le docteur lui prescrivit une saison à Vichy. Dès le retour de l’été, une colonie aussi nombreuse que cosmopolite, se pressait à la source célèbre envahissant tous les hôtels.

Nul lieu peut-être, mieux que les stations balnéaires, ne se prête, aux études de mœurs, aux observations psychologiques, au parallèle des races. L’ancien officier mit à profit ses longues journées de loisir, pour recueillir sur place nombre de notions que d’autres vont demander à des voyages lointains et dispendieux.

À l’hôtel, où il était descendu, de bonne heure il avait été frappé des charmes et de la distinction d’une jeune « Miss » qui ne sortait jamais qu’au bras de son père ; or c’était par une riante après-midi de juillet : il y avait foule au « Parc Lamoricière ». Une atmosphère limpide et douce invitait à la promenade et les gazons qu’une pluie matinale avait rafraîchis, encadraient des corbeilles odorantes de géraniums, d’héliotropes et de camélias ; sur l’asphalte attiédie les automobiles glissaient légères et rapides dans un va-et-vient incessant, comme sur la piste d’un vélodrome.

Soudain, un coup de trompe aussi strident qu’inattendu, fit faire un sursaut à la jeune fille qui dans sa précipitation vint heurter un monsieur, passant à proximité. Confuse de l’accident, non moins que de sa vaine frayeur :

— Je vous demande mille pardons mon Lieutenant.

Elle avait mis tant d’âme dans le ton de sa voix et le jeu de sa physionomie colorée par l’émotion, que Monsieur de Blamon, car c’était lui, en fut tout bouleversé en lui-même : cette jeune anglaise s’exprimait avec le plus pur accent français et puis, il était connu d’elle et connu comme ancien officier !… toute une révolution venait de s’opérer dans son esprit et surtout dans son cœur. La glace était rompue ; à dater de ce jour des relations fréquentes et cordiales unirent ces deux âmes faites pour s’aimer et se comprendre. Quelle ne fut point la joie de l’ancien Lieutenant, lorsqu’il apprit que d’origine canadienne-française, la jeune fille avait pu, dans la Bourgogne même, à trois siècles de distance, retrouver les traces de ses ancêtres… Un nouveau lien venait fortifier la sympathie, qui spontanément avait uni leurs cœurs dès le premier abord.

La famille de la jeune Canadienne était riche et figurait parmi la haute société. Le père possédait à Boston deux grandes manufactures de conserves alimentaires. Si la fortune lui avait souri, nombre de deuils, successivement,