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GASTON CHAMBRUN

disposition tous deux et ni elle, ni mes chevaux n’en vaudront pire rendus à la maison.

— Vous êtes un brave Canadien, Père Boudreau, répliqua Monsieur Richstone et j’aurais eu grand plaisir à accepter votre invitation n’était-ce ce détestable rhume qui me tient en chambre depuis deux jours. Il m’en coûte assez de laisser partir Jeanne toute seule par des temps si durs.

— Si vous le permettiez, Père, ajouta la jeune fille j’inviterais une amie qui se ferait un plaisir de m’accompagner.

— Cela va sans dire, répliqua le généreux voiturier, plus on est, plus on rit.

À la hâte, on termina les préparatifs du départ. Dans un traîneau, à côté des étrennes réservées aux enfants, on entassa quelques victuailles de circonstances destinées à relever le menu du traditionnel réveillon.

Bien que le ciel devînt grisâtre, rien ne faisait présager le mauvais temps ; et d’après les calculs de l’automédon, l’équipage entrerait à Saint-Lazare un peu avant les quatre heures de l’après-midi. Jeanne et son amie, bien emmitouflées de couvertes et de fourrures, la peau de buffle sur les genoux, achevaient de s’installer en arrière de la carriole, tandis que, sur le siège d’avant le conducteur, ceinturé dans son capot de chat sauvage, la pipe aux dents, le casque sur les yeux, la barbe fleurie de givre, se battait les flancs avec vigueur pour se réchauffer les doigts.

Les embrassements et les adieux échangés, l’homme cingla d’un coup de fouet le ventre de ses chevaux, qui, s’ébrouant dans la buée, s’élancèrent à grand trot secouant leurs sonnailles avec un entrain superbe. Le froid sec et mordant du matin avait adouci ses rigueurs et peu à peu une poudre fine et blanche, soulevée par des bouffées de vent, commença à tourbillonner dans l’air. Déjà, une épaisse couche de neige recouvrait la plaine, comblant les fossés, cachant les chemins, dérobant les clôtures.

L’immensité de cette nappe monotone, la sombre lisière du bois s’inclinant vers le fleuve, les croassements faméliques des corneilles attardées au pays, les mugissements du vent dans les cimes onduleuses des épinettes et des cyprès, tout cet ensemble morne jeta comme une teinte de mélancolie dans l’âme des voyageurs, isolés au milieu de la campagne.

Jusqu’alors, à bonne allure, le traîneau avait glissé sur la neige fraîche et prenante qui graduellement emplissait la voie ; mais bientôt, l’ardeur vigoureuse des chevaux ne tarda pas à se ralentir.

Moins d’une heure après, nos gens avançaient à l’aveugle par des chemins vagues et impraticables, perdus dans des tourbillons de neige et de grêle dont ne peuvent se faire une idée ceux qui ne les ont point bravés. Les bêtes épuisées, avançaient avec peine, arc-boutant contre le vent, la crinière embroussaillée, la tête basse, aveuglées par le grézil, se laissant guider au petit bonheur. Tant bien que mal, les voyageurs abordèrent l’Ottawa, qu’il fallut côtoyer jusqu’à Saint-André avant de prendre la traverse de glace qu’un froid précoce avait établie de bonne heure cette année-là. La fatalité veut qu’une malchance n’arrive jamais seule ; à l’entrée du village, un banc de neige dissimulant un fossé, fit broncher un des chevaux qui, dans sa chute, brisa le timon de la voiture. L’accident tout matériel, fort heureusement n’eut d’autre fâcheux résultat pour l’expédition, qu’un retard de trois heures environ. La nuit tombait et avec elle le plus fort de la tempête ; mais le fleuve n’était pas franchi ; était-il prudent, à cette heure avancée, de s’engager sur ce chemin de glace encore mal affermi, dont les modestes balises de sapin, placées à la hâte, seraient à peine visibles ? Le Père Boudreau n’était pas homme à s’effrayer, ni à reculer devant le danger ; après s’être réconfortée au physique comme au moral, la petite colonie reprit ses pérégrinations.

La neige criait sous les lisses du traîneau et dans un ciel redevenu limpide, les étoiles, aux rayons argentés, une par une s’allumaient au firmament, timides et clignotantes. Bientôt, au-dessus de la plaine immobile et blanche du fleuve glacé, apparut le disque échancré de la lune, noyant de clartés douces, des taches dispersées çà et là, dans une solitude profonde, dont le calme étrange emplissait l’âme d’une sereine et solennelle majesté. Les rives du grand fleuve, vagues et indécises dessinaient dans la pénombre, leurs fuyantes perspectives, que les arbres sur la côte, la clarté des fenêtres au loin, le clocher d’une église à l’horizon trouaient de points sombres et lumineux.

Sur l’autre rive, bientôt, par intervalles, ils perçurent dans le lointain, la chanson des grelots et des clochettes, parmi les grincements des carrioles sur la neige durcie, se mêlant aux « dangs dongs » des clochers, que la froide bise apportait par volées intermittentes. Des rangs les plus reculés, parents et amis arrivent en hâte pour la douce veillée de Noël en attendant la messe de minuit.

En dépit de la saison on sent que la nature est en fête. Les refrains angéliques semblent flotter dans les airs et ce sont eux que redisent ensemble les deux jeunes filles, blotties l’une contre l’autre, transies de froid mais joyeuses, quand même ; puis dans un cœur à cœur intime les deux amies échangent leurs rêves d’avenir, évoquant les sourires des êtres chéris et dans ce câdre sévère, mais grandiose, leurs âmes chrétiennes, éprises d’idéal, fuient vers la voûte étoilée, plongeant dans l’infini des cieux à la rencontre des anges entonnant le céleste cantique : « Gloria in excelsis Deo et in terra pax… »

L’inquiétude commençait à poindre à Saint-Lazare.

— Sept heures passées, fit tante Céline en regardant l’horloge d’un air soucieux, et nul tintement dans le chemin des « éboulis » ; sans doute, la tempête les aura retardés, ou bien ils n’auront pu venir pour raison de maladie… Comment allons-nous faire ?…

— Dis, Maman !… à quelle heure vient ma tante Zeanne ?… répétait peut-être pour la dixième fois, Henriette, la plus jeune de la famille : mot d’enfant terrible, dont la réponse est aussi souvent complexe que la question est simple. La mère l’esquiva en disant :

— Elle a dû rencontrer Santa Claus en chemin et tous deux attendent sans doute que les enfants soient couchés et dorment pour remplir leurs bas et leurs bottines de bébelles et de bonbons.

L’argument fut aussi décisif qu’efficace ; du coup, trois des petits frères et sœurs Hen-