Page:Smith - Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, Blanqui, 1843, II.djvu/624

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impôts dont il faut tirer cette augmentation de revenu ne commencera-t-il à rentrer dans le Trésor que dix ou douze mois peut-être après que ces impôts auront été établis. Mais au moment même où commence la guerre, ou plutôt au moment même où elle menace de commencer, il faut que l’armée soit augmentée ; il faut que la flotte soit équipée ; il faut que les villes de garnison soient mises en état de défense ; il faut que cette armée, cette flotte, ces garnisons soient approvisionnées de vivres, d’armes et de munitions. C’est une énorme dépense actuelle qui doit parer à ce moment de danger actuel, et il n’y a pas moyen d’attendre les rentrées lentes et successives des nouveaux impôts. Dans ce besoin urgent, le gouvernement ne saurait avoir d’autre ressource que celle des emprunts.

Ce même état d’activité commerçante où se trouve la société, cet état qui, par l’action de diverses causes morales, met ainsi le gouvernement dans la nécessité d’emprunter, fait naître aussi chez les sujets et les moyens, et la volonté de prêter. Si cet état amène avec soi, pour l’ordinaire, la nécessité d’emprunter, il amène en même temps avec soi la facilité de le faire[1].

  1. Si dans l’examen de la question de savoir s’il faut, pour pourvoir aux besoins d’une circonstance, appliquer le système des emprunts, ou chercher dans l’augmentation des taxes les ressources nécessaires, la facilité de se procurer de l’argent était le seul point à examiner, il ne serait pas douteux que la préférence dût être donnée au système des emprunts. La régularité avec laquelle se fait le payement des intérêts stipulés par le gouvernement, la facilité des transactions, l’espoir enfin de profiter des fluctuations de la rente, toutes ces causes réunies déterminent bon nombre de capitalistes à donner leur argent au gouvernement de préférence aux particuliers. Le gouvernement obtient ainsi des ressources considérables, et sans grandes difficultés. D’un autre côté, le public s’accommode fort bien d’un pareil système ; au lieu d’avancer des sommes considérables moyennant de fortes taxes, il ne paye que l’intérêt de ces sommes. Un fardeau pareil, qui n’écrase personne, qui ne rend nécessaire aucune réduction dans les dépenses, est généralement supporté sans murmures. Un pareil système, pour pourvoir aux besoins d’une guerre, fait presque oublier ses charges et ses privations, et nous ne sommes plus étonnés que le gouvernement ait adopté un système qui, tout en lui donnant ce dont il a besoin, ne cesse pas d’être populaire. Mais la valeur du système des emprunts ne doit pas se déterminer par la seule considération de la facilité avec laquelle il s’opère. Cette circonstance est loin d’être indifférente, mais il y en a d’autres qui ont une plus grande importance encore. Ce n’est pas seulement d’après ses effets immédiats qu’il faut juger une opération financière ; nos observations doivent s’étendre aux effets plus éloignés : nous devons examiner, si cela est possible, ses dernières influences et ses résultats permanents. En procédant de cette manière , c’est-à-dire en examinant, non-seulement quels sont les effets immédiats du système des emprunts, mais quelles sont les influences permanentes que ce système exerce sur les richesses et le bien-être du pays, nous trouverons que la facilité de l'opération n’est un avantage que dans certaines circonstances, et que souvent même elle devient un défaut grave. Il serait chimérique de croire qu’aucun moyen de se créer des ressources de guerre fût capable de mettre les particuliers à l'abri des pertes et privations inséparables de la guerre. Une guerre, quelque juste et nécessaire qu’elle puisse être, restera toujours un grand mal, et une nation qui a le malheur d'y être engagée sentira (tôt ou tard les effets pernicieux de la destruction de capitaux et de tant d’autres moyens de production qu’elle entraîne. Il est bien clair qu’un plan de finances qui déguise ces conséquences inévitables de la guerre et qui trompe le public sur le véritable état des affaires n'aura pas pour base un principe sain et vrai : c’est précisément le cas du système des emprunts. Il n’exige, de la part des individus, aucun effort sérieux, et sous ce rapport il ressemble à ces maladies dangereuses qui s’introduisent lentement et imperceptiblement dans le corps, et dont on ne découvre les symptômes que quand les parties vitales sont attaquées et que toute l’économie animale est corrompue. Les seuls moyens qui puissent en quelque sorte balancer les conséquences funestes de la guerre sont un plus grand développement de l’industrie et un esprit d'économie dans les dépenses chez les particuliers ; ces deux moyens seront pratiqués quand chacun connaitra la véritable influence de la guerre sur l’état de sa fortune. Mais le défaut radical du système des emprunts consiste précisément dans l'illusion dans laquelle il laisse le public ; il ne trouble, pour ainsi dire, en rien sa quiétude. Son action est lente et presque imperceptible. Il ne demande que de petits sacrifices ; maïs il ne rend jamais ce qu’il a une fois saisi. La politique, l’injustice et l’ambition rendent peu à peu de nouvelles pertes inévitables. Un pareil système est essentiellement vicieux et trompeur. Il enlève une jouissance après l’autre ; et tout d’un coup la fortune publique est grevée de payements plus grands pour faire face seulement aux intérêts de la dette qu’il n’en aurait fallu pour défrayer toutes les dépenses de la guerre.

    Le payement de la dette publique ne peut s’opérer que par l’application, à cet effet, du surplus des revenus dont dispose le Trésor. Mais les créateurs du fonds d’amortissement établi en 1716 prétendirent, ainsi qu’avec plus d’assurance encore M. Pitt et M. Price, créateurs du fonds d’amortissement de 1786, que si une certaine portion du revenu était appliquée aux achats de rentes, et que si les dividendes de ces rentes étaient employés de la même manière, le fonds d’amortissement, agissant à intérêt composé, suffirait pour éteindre la dette la plus considérable sans effort. Le docteur Price, pour montrer clairement l’application de son principe, calcule le nombre des globes d’or que formerait maintenant un denier placé à intérêt composé à la naissance de Jésus-Christ. Mais bien qu’un calcul de ce genre soit vrai eu théorie, il n’en est pas moins faux et absurde en pratique. Le fait est qu’un fonds d’amortissement, se composerait-il même du surplus net des revenus, n’opérera jamais à intérêt composé. Il est vrai qu’en appliquant toujours la même portion du surplus des revenus ainsi que les dividendes provenant des achats à l’acquisition de rentes, la réduction s’effectuera de la même manière que si le surplus des revenus, par sa propre énergie (by an inherent energy of its own), opérait à intérêt composé ; mais il est important de savoir que, malgré la ressemblance de leur mode d’action (modus operandi), ces moyens diffèrent radicalement et totalement. La dette est réduite quand une portion du produit des impôts est systématiquement affectée aux payements, et elle ne s’éteindra jamais d’une autre manière. Pour augmenter un capital à intérêt composé, il faut l’employer dans une industrie productive ; les profits, au lieu d’être consommés, doivent être régulièrement ajoutés au principal, pour former ainsi un nouveau capital. Il est inutile de dire qu’un pareil fonds d’amortissement n’a jamais existé. Ceux qui ont été créés en Angleterre ou ailleurs ont été alimentés soit par des emprunts, soit par le produit des impôts, et n’ont jamais, par leur action propre, payé un denier de la dette.

    D’après ce que nous venons de dire, il est évident que, là où il n’y a pas de surplus des revenus, un fonds d’amortissement ne saurait exister. M. Price, pourtant, n’hésita pas à développer très-longuement que vouloir supprimer le fonds d’amortissement pendant la guerre, époque où les dépenses excédaient les revenus de beaucoup, serait une folie. Quelque incroyable que cela puisse paraître maintenant, tous les partis du Parlement s’associèrent alors à cette mesure, et on approuva que le fonds d’amortissement fût maintenu pendant toute la durée de la guerre. Les emprunts pour le service de l’armée s’augmentèrent ainsi de tout le montant des sommes mises à la disposition des administrateurs du fonds d’amortissement ; de façon que, pour chaque schilling employé de la sorte, il fallait contracter un emprunt d’un montant égal, sans compter les frais d’administration. Cette jonglerie dura à peu près vingt ans ; le Parlement et la nation étaient convaincus, en dépit des expériences les plus décisives, que la dette publique diminuerait de cette manière. Ce fut le docteur Hamilton d’Aberdeen qui le premier dissipa ces illusions, les plus grossières assurément dont jamais peuple se soit bercé. Il montra dans son ouvrage De la dette nationale, publié en 1813, que le fonds d’amortissement, loin de diminuer la dette, l’avait plutôt accrue ; il prouva jusqu’à la dernière évidence que l’excédant des revenus sur les dépenses était le seul fonds d’amortissement qui pût opérer l’extinction de la dette. « L’augmentation des revenus, dit-il, ou la diminution de la dépense sont les seuls moyens qui puissent former un fonds d’amortissement et rendre ses opérations efficaces, et tous les autres projets pour la réduction de la dette nationale, tels que fonds d’amortissement opérant à intérêt composé et autres, s’ils ne sont pas basés sur ce principe, sont complètement illusoires. » La perte que cette rouerie a causée au pays, pendant la dernière guerre, a été évaluée, d’après des documents exacts, à 6,000,000 liv. sterl. (150,000,000 fr.). À la fin tout le monde comprit la folie d’un procédé qui empruntait pour payer. Le fonds d’amortissement fut diminué après la guerre. En 1810 on essaya de créer un fonds d’amortissement réel s’élevant à 3,000,000 liv. sterl. (125,000,000 fr.), on voulut par conséquent maintenir un excédant des revenus sur les dépenses ; mais on n’y réussit point, et après plusieurs modifications, le système entier fut abandonné en 1829, par l’acte 10 de Georges IV, portant que les sommes applicables à la réduction de la dette nationale seraient à l’avenir prises dans l’excédant, s’il y en a, du total des revenus sur le total des dépenses du royaume. Mac Culloch.