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REVUE INTERNATIONALE DE L’ENSEIGNEMENT

les autres ». Pour constituer une histoire, une série de faits sans lien, totalement indépendants, comme les coups d’une partie de dés, ne suffit pas ; il y faut une série de faits reliés, et dépendant les uns des autres, comme les coups d’une partie d’échecs. Appelons érudit celui qui apporte et juxtapose les documents ; mais réservons le nom d’historien à qui les met en œuvre. C’est l’avis de deux représentants de la jeune école historique, qui dans un livre récent définissent ainsi l’histoire : « Elle n’est pas la connaissance abstraite des rapports généraux entre les faits, elle est une étude explicative de la réalité ».

Il est établi que l’histoire veut être explicative : qu’est-ce donc qu’une explication ?

Une faille se produit dans la surface de la terre : comment l’expliquer ? Je sais d’une part que toute lame mince, soumise à des pressions inégales, tend à se rompre. Je sais d’autre part que la surface terrestre n’est en réalité qu’une coquille d’œufs, une croûte, une lame mince enfin, suspendue entre l’atmosphère qui pèse sur elle et le novau du feu central qui, en se refroidissant, se contracte sous elle. En vertu de cette contraction, il arrive que sur certains points cette surface porte à faux ; en vertu de la pression, elle se brise sur ces mèmes points ; d’où les failles. — Un tissu soumis à l’action du chlore est décoloré : pourquoi ? Je sais d’une part que les matières colorantes sont ordinairement composées de bases ; et d’autre part que le chlore montre pour les bases une grande affinité : d’où la décoloration. Dans l’un et l’autre cas, pour m’expliquer le fait particulier, j’ai remonté aux lois générales suivant lesquelles il a dû se produire : ici les lois de la combinaison des acides avec les bases, là, les lois de la chaleur cet de la pesanteur. Ainsi procèdent toutes les sciences de la nature ; elles ne tiennent un fait pour expliqué que lorsqu’elles l’ont réduit aux lois qu’elles ont une fois obtenues par l’assimilation des cas, l’abstraction des caractères et la généralisation des rapports. Expliquer, c’est relier le particulier au général ; c’est déduire le fait de la loi.

Est-ce ainsi que procédera l’histoire ? Assimilation, abstraction, généralisation, choses suspectes aux historiens de nos jours ! Ils en ont tant vu, dans ce siècle, de majestueuses constructions qui s’élevaient au commandement d’un système, pour s’effondrer au contact d’un fait ! Ils en gardent une défiance instinctive à l’égard de tout ce qui pourrait rappeler la philosophie de l’histoire. Quand ils veulent s’insulter gravement, ils s’appellent idéologues. Ils renvoient aux « philosophes » les abstractions, toujours artificielles, les assimilations, toujours superficielles. « Le grand précepte qu’il faut donner aux historiens, disait déjà Thierry, c’est de distinguer au lieu de confondre ». On croyait que les sciences avaient pour objet de relever les similitudes ? « Les différences », voilà, suivant M. Seignobos, l’objet propre de l’histoire. Vous répétez qu’il n’y a pas de science sans généralisation ? « La généralisation et pour l’historien la plus active de toutes les causes d’erreur ». Les vraies raisons d’un fait, cherchons-les dans les circonstances spéciales qui lui ont donné naissance. Analysons-en avec minutie les « particularités curieuses ». « Soyons complets » dira M. Chuquet, et nous verrons disparaître le merveilleux historique : c’est par l’examen du détail, non par l’énoncé de quelque formule abstraite que les succès les plus surprenants vous seront expliqués. Ainsi, de la constatation à l’explication, pas de saut brusque : une constatation vague pose un problème, une constatation précise apporte naturel-