Page:Solomon - La Pensée française des origines à la révolution, 1946.djvu/20

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réflexions sur la science et ses résultats que Montaigne nous intéresse maintenant. On rapporte qu’en 1576 il fit graver une médaille : une balance aux plateaux en équilibre montre l’inaptitude du jugement à pencher vers une solution plutôt que vers l’autre, et on y lit la devise, qui est un des caractères de la philosophie de Montaigne : « Que sais-je ? ». Examinant les résultats de la science, il est frappé par leur fragilité, le caractère contradictoire des divers renseignements. Des conceptions qu’on croyait parfaitement établies sont renversées à son époque : « Le ciel et les étoiles ont branlé trois mille ans ; tout le monde l’avait ainsi cru jusqu’à ce qu’il y a environ dix-huit cents ans que quelqu’un s’avisa de maintenir que c’était la terre qui mouvait ; et de notre temps Copernicus a si bien fondé cette doctrine qu’il s’en sert très règlement à toutes les conséquences astrologiennes… » Mais cette fois détenons-nous la vérité ? « Quelles lettres ont ceux-ci, quel privilège particulier, que le cours de notre invention s’arrête à eux ? » Et parlant de la nouvelle conception de l’univers, il ajoute : « Qui sait qu’une tierce opinion, d’ici à mille ans, ne renverse les deux précédentes ? » Et cela n’est pas à redouter : ce changement continuel, c’est le mouvement même de l’esprit humain. Le dogmatisme, voilà la conception inerte ; au contraire, le « scepticisme » de Montaigne, c’est le mouvement de l’esprit qui veut connaître, qui ne se contente pas de l’autorité, mais veut tout éprouver et discuter. Il ne reconnaît pas qu’il y ait des bornes prescrites à l’esprit humain : « Il est malaisé de donner des bornes à notre esprit ; il est curieux et avide » ; et si je n’arrive pas à la solution de mon problème, ce sera un autre qui ira plus loin dans la voie que j’ai ouverte, « qui fait que la difficulté ne me doit pas désespérer, ni aussi peu mon impuissance, car ce n’est que la mienne. » Ce n’est donc pas les résultats des sciences que Montaigne critique, mais les prétendus principes sur lesquels elles sont bâties et l’assurance de ceux qui les soutiennent et qui « procèdent d’une trogne trop impérieusement magistrale ». Par là Montaigne précède immédiatement la critique victorieuse de Descartes.

Ainsi la nature est pleine de diversité : « Le monde n’est que variété et dissemblance », et la raison humaine a fort à faire pour la pénétrer, et le meilleur moyen de l’y aider, c’est justement de la mettre en garde contre les préjugés, contre les idées préconçues ; et de ce point de vue la question de l’éducation, tout comme chez Rabelais, prend une importance décisive. Il ne s’agit pas de faire des enfants des puits de science ; il faut leur apprendre à regarder autour d’eux et à juger : « Je voudrais qu’on fût soigneux de lui choisir un précepteur qui eût plutôt la tête bien faite que bien pleine… Ce grand monde, c’est le miroir où il nous faut regarder pour nous connaître de bon biais. Somme, je veux que ce soit le livre de mon écolier. » C’est ainsi qu’on n’enseignera pas aux enfants des formules qu’ils devront retenir par cœur pour savoir comment se conduire : il faut les inviter à réfléchir sur des problèmes moraux, leur proposer diverses opinions entre lesquelles ils doivent choisir. Mais le plus nécessaire est la pratique de la vie ; à l’exemple de Montaigne lui-même, tout y sert de livre. Ainsi doit se former l’honnête homme, tel qu’il caractérisera le XVIIe siècle : cultivé, au jugement sûr, sans pédanterie, aux relations humaines et polies.