Page:Solomon - La Pensée française des origines à la révolution, 1946.djvu/42

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

cation de tout ce qui est. Par là est rendue absolument inutile, rétrograde, l’idée d’êtres supérieurs extérieurs à la matière : Dieu, l’âme immortelle. Certains pensaient démontrer l’existence de Dieu par l’ordre qui règne dans la nature. Mais, si nous démontrons que cet ordre est une conséquence nécessaire de l’essence de la matière elle-même : que les saisons par exemple ne résultent pas d’un décret de la providence, mais de la gravitation des astres, la preuve de l’existence de Dieu se retourne contre ses auteurs. Dès lors, comment va se poser le problème de la morale, des rapports entre les hommes vivant en société ? Les principes de la religion sont contraires à ceux d’une morale naturelle : elle veut que l’homme ne désire pas ce qu’il est dans sa nature de désirer, et pour cela elle invente des peines et des récompenses imaginaires. Qui donc a pu forger et maintenir de pareilles inventions ? Assurément, ceux qui, grâce à elles, font des hommes ce qu’ils veulent, c’est-à-dire les prêtres. La religion apparaît donc ici non entièrement comme le reflet de l’impuissance de l’homme devant les forces de la nature, mais comme l’invention des prêtres. Il faudra donc transformer notre législation : « La vraie morale, ainsi que la vraie politique, est celle qui cherche à rapprocher les hommes, afin de les faire travailler par des efforts réunis à leur bonheur mutuel. Toute morale qui sépare nos intérêts de ceux de nos associés est fausse, insensée, contraire à la nature. »

Claude Helvétius (1715-1771), très riche fermier général, fut un des protecteurs des Encyclopédistes. Son livre essentiel, De l’esprit, publié en 1758, fut condamné et brûlé. Il se propose pour but de traiter la morale « comme toutes les autres sciences et faire une morale comme une physique expérimentale ». Les aptitudes physiques et l’amour-propre, l’intérêt personnel bien compris doivent être le fondement de cette morale. Mais les hommes naissent naturellement bons, les intelligences humaines sont toutes égales dans leur nature, mais c’est la société, c’est l’éducation qui les modifie, leur donne défauts ou qualités. Tout l’accent va donc être mis sur le caractère social de l’esprit humain. C’est en fonction de la société qu’il est apprécié. Le bonheur social ne dépend donc en dernière analyse que du législateur et surtout de l’éducateur. Ne croit-on pas entendre une voix d’aujourd’hui quand il écrit : « Le malheur presque universel des hommes et des peuples dépend de l’imperfection de leurs lois et du partage trop inégal des richesses. Il n’est dans la plupart des royaumes que deux classes de citoyens : l’une qui manque du nécessaire, l’autre qui regorge de superflu… Que faire pour y rappeler le bonheur ? Diminuer la richesse des uns ; augmenter celle des autres ; mettre le pauvre en un état d’aisance qu’il puisse, par un travail de sept ou huit heures, abondamment subvenir à ses besoins et à ceux de sa famille. »

Julien Offray de La Mettrie (1709-1751) était un médecin qui, banni successivement de France puis de Hollande à cause de ses publications, trouva asile auprès du roi de Prusse Frédéric II. Nous avons vu comment Descartes concevait l’animal sur le modèle mécanique (animal-machine). Déjà du vivant de Descartes, le médecin Leroy avait appliqué la conception de Descartes à l’âme humaine, déclarant que les idées n’étaient rien d’autre que des mouvements mécaniques. Leroy croyait même que Descartes avait dissimulé sa véritable pensée, ce contre quoi Descartes protesta. La Mettrie devait poursuivre jusqu’au bout dans cette voie, et son homme-