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Page:Sophocle (tradcution Masqueray), Tome 2.djvu/11

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dienne, on n’était plus habitué à ces métamorphoses. Si on continuait à en figurer d’analogues sur les monuments, c’était par tradition, par archaïsme. Ainsi dans l’ornementation de nos églises fourmillent encore une foule d’êtres imaginaires, à l’existence desquels nous ne croyons plus.

Par son caractère, ses habitudes, son esprit Déjanire est déjà une contemporaine du poète. Elle est la femme que le mari épouse, non parce qu’il l’aime, mais parce qu’il ne peut avoir autrement des enfants mâles, qui assurent la continuité du culte domestique. Sa vertu principale est la docilité. Seule, elle ne sait jamais à quoi se résoudre. Quand elle se plaint, après quinze mois d’attente, de l’abandon dans lequel elle languit, c’est une esclave qui lui conseille d’envoyer un de ses fils à la recherche de son mari[1]. Quand un messager lui apprend comment celui-ci lui est infidèle, elle reste anéantie, ne sait que faire et demande conseil, malgré leur inexpérience, aux jeunes filles du chœur[2]. Quand elle est sur le point d’envoyer la tunique fatale, elle est inquiète, hésitante, et toute prête d’avance à renoncera son projet, elle le soumet à autrui[3]. Elle n’agit qu’une seule fois avec décision, sans consulter personne, quand, silencieuse, elle quitte le théâtre pour se suicider[4]. Et par la brusquerie même de son acte elle montre combien le jeu raisonné de la volonté lui est peu familier.

Mais elle est bonne, de cette bonté profonde des êtres pour lesquels la vie de tous les jours est douloureuse et qui ne pouvant pas supprimer la souffrance pour les autres, puisqu’ils n’ont jamais pu la supprimer pour eux-mêmes, s’ingénient du moins à la leur rendre tolérable. Telle est

  1. Trach. 43 sq.
  2. Trach. 385 sq.
  3. Trach. 586 sq.
  4. Trach. 813 sq. — Comparer dans l'Antigone, 1244 sq. la sortie silencieuse d’Eurydice, soulignée comme ici par un distique du coryphée.