Aller au contenu

Page:Sophocle (tradcution Masqueray), Tome 2.djvu/15

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

nous estimons son renoncement, nous le prierions, si nous le pouvions, d’être plus indulgent à son égard et de ménager tendrement sa faiblesse. Sans doute, il est naturel qu’il soit emporté par une fureur sauvage contre celle qu’il croit être sa meurtrière et qu’il brûle du désir de la châtier[1], mais s’il est pénible, quand il apprend la mort de l’infortunée, qu’il regrette expressément de ne pas l’avoir tuée de sa propre main[2], nous ne pouvons vraiment pas lui pardonner, quand Hyllos lui a dit comment les choses se sont passées, qu’il ne trouve pas pour la douce femme qui l’a tant aimé et qu’il a tant fait souffrir, un seul mot de regret, pour ne penser qu’à lui seul[3] : si égoïstes que soient encore les hommes, ils ne le sont plus à ce degré-là.

Au fond, si nous jugeons froidement les choses, sans préjugés et avec notre seul esprit moderne, Héraclès, dans cette pièce, incarne un élément héroïque qui fait aujourd’hui assez mauvaise figure en face de Déjanire, qui incarne un élément plus humble, celui de la vertu domestique. Ce n’est pas la faute du poète si, dans la suite des siècles, ce dernier élément, parce que la vie s’est de plus en plus organisée, a perpétuellement grandi jusqu’à tout envahir, tandis que l’autre a perpétuellement diminué jusqu’à risquer de nous paraître aujourd’hui presque inintelligible. En d’autres termes, Héraclès avec sa massue est plus archaïque que Déjanire avec sa laine. Sans doute, nous ne marchandons pas notre admiration à l’héroïsme, surtout s’il est intermittent. Quand il se prolonge, il trouble notre quiétude et nous allons jusqu’à dire, avec quelque apparence de raison, — ce qui aurait révolté tous les contemporains de Sophocle, — que la vertu quotidienne d'une Déjanire n’est pas inférieure, il s’en faut bien, aux actes retentissants d’un Héraclès.

  1. Trach. 1036 sq. 1064 sqq. 1107 sqq.
  2. Trach. 1133.
  3. Trach. 1143 sqq. Sa mort est désormais inévitable, ses exploits sont terminés : c’est le héros qui déplore sa propre fin.