Page:Sophocle - Œdipe Roi, trad. Bécart, 1845.djvu/130

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qui ont porté la loi : il faut donc attendre la décision du peuple et de Créon, devenu roi par la chute d’Œdipe ; 2° on s’attend si peu que le coupable sera le roi, qu’on ne peut supposer l’exécution de la sentence derrière le théâtre après l’action ; la nature du crime et du criminel suspend et prolonge cette action ; 3° outre le crime du meurtre de Laïus, dont l’auteur est découvert, il y a une complication fatale d’horreurs, l’inceste, le parricide, etc. , qu’il a fallu découvrir pour arriver à ce premier crime. Or, ces faits ayant été rattachés à l’intrigue, doivent aussi faire partie du dénoûment. Le spectateur est intéressé à connaitre le sort de Jocaste, d’Œdipe et de sa famille. Le dénoûment doit toujours répondre à l’intrigue. Celle-ci ayant été formée par l’enchaînement de deux oracles et de deux crimes, dont l’un mène à l’autre, il a fallu tout délier. De plus, le but de la pièce étant une double affaire d’État, où il s’agit du salut des sujets et de la perte du trône pour la race de Laïus, il a fallu que l’issue fût conforme à ce but, comme le dénoûment à l’intrigue.

Quoi qu’il en soit, au reste, ce dernier acte est plein de pathétique, souvent sublime, adroitement enchâssé dans la pièce, et cadre fort bien avec tout le reste ; de plus, il met le comble à toute l’agitation théâtrale.

Beaucoup de critiques ont cru devoir blâmer le sujet même, quelque frappant qu’il soit. Quel est le crime d’Œdipe ? demande-t-on. Un homme, ivre, lui reproche en face qu’il n’est pas fils de Polybe. Il va consulter l’oracle qui, au lieu de répondre à sa question, lui prédit qu’il tuera son père et épousera sa mère. Œdipe est si vertueux que, pour éviter d’accomplir une si fatale prédiction, il s’exile de Corinthe, erre à l’aventure, et, arrivé à Thèbes, il explique le Sphinx, devient roi et épouse Jocaste qu’il ignore être sa mère. S’il y a ici un coupable, a-t-on dit, c’est Apollon : Œdipe cependant paye le crime par son supplice. Nous dirons, nous, que Sophocle fait Œdipe criminel : ambitieux des vains honneurs du pas, Œdipe a tué un homme dans le chemin de Delphes a Thèbes ; une insulte seule a pu le rendre moins coupable. De plus, malgré son amour pour son peuple, Œdipe a les défauts d’être méchant, fier, obstiné comme homme privé et imprudent comme roi. On l’a vu emporté, orgueilleux et curieux à l’excès. Ce monarque, d’après la peinture même qu’en fait Sophocle, n’est donc pas irréprochable. Aussi l’art ne veut-il pas qu’un prince parfaitement vertueux soit accablé de malheurs. Œdipe paraît ne pas mériter tous ses maux, et voilà précisément la finesse de l’art qui met en spectacle un héros peu coupable et fort malheureux. Quant aux crimes involontaires d’Œdipe, Apollon les a prédits et le destin les a ratifiés. On connait la puissance de la fatalité chez les anciens, où elle tenait si imparfaitement lieu de l’idée sublime de notre providence sage et immuable. On ne voit guère de tragédie grecque ou latine, où le destin ne soit le grand pivot, l’âme de tout ce qui s’y passe. Toutefois cette étrange doctrine admettait la liberté, car on y distingue les crimes volontaires des crimes inspirés par un destin inévitable. Platon nous prouve qu’elle admettait des récompenses et des châtiments. Cependant, comme dans les tragédies les poètes devaient parler au peuple, ils donnaient beaucoup au destin et peu à la liberté, sans trop songer à la difficulté de les concilier. Pour peu qu’on ait de connaissance de l’antiquité, on doit admettre en principe que le dogme de la fatalité y était le grand mobile des principaux événements de la vie. Nous devons nous mettre à la place des spectateurs grecs et épouser pour un moment leur système, nous semblât-il absurde et insensé.

On sentira dès lors qu’Œdipe, par cette même fatalité, devient très attachant. S’il était un scélérat qui se fût livré de lui-même il tant d’horreurs, sans avoir pu les éviter, il nous causerait une indignation égale à celle qu’on sent, au récit des forfaits de ces malheureux dont on voudrait anéantir la mémoire. S’il était complétement innocent et vertueux, cette indignation rejaillirait sur les Dieux injustes.

Œdipe n’étant que peu coupable et extrêmement malheureux avec d’excellentes qualités, inspire un sentiment mixte. Cette double indignation se change en pitié pour lui et en crainte pour les Dieux, qui punissent jusqu’aux crimes involontaires dans un homme peu criminel. Cette doctrine est loin d’être contraire à la nature et au bon sens.