Page:Sophocle - Œdipe Roi, trad. Bécart, 1845.djvu/131

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Nous avons d’ailleurs un fort bel exemple de ce genre dans l’admirable Phèdre de Racine, où le tragique français attribue au destin l’amour incestueux de Phèdre. À propos de Racine, que Boileau dit avec tant de vérité avoir si bien ressuscité Sophocle, nous ne pouvons mieux terminer ces observations que par l’expression de notre vif regret que l’honneur et la merveille du théâtre français ne nous ait pas reproduit le véritable chef-d’œuvre de la belle tragédie antique, cette œuvre de foi et de génie, ou la force et la fécondité se modèrent par le goût le plus pur, et dont nous aurions ainsi le plus parfait modèle dans la littérature la plus répandue en Europe.




CRITIQUE DE L’ŒDIPE DE SÉNÈQUE[1]


Cette pièce prouve en général peu de connaissance du théâtre et du style convenable à la tragédie. Le plus beau sujet de Sophocle est traduit par Sénèque[2] en quelques endroits, mais le plus souvent il est transformé en longues déclamations du style le plus boursouflé. La sécheresse, l’enflure, la monotonie, l’amas des descriptions gigantesques, le cliquetis des antithèses les plus froides et les plus recherchées, dans les phrases une concision entortillée et une insupportable diffusion dans les pensées, tels sont les caractères dominants de cette imitation maladroite et malheureuse qui laisse l’auteur latin si loin de son modèle grec. Ce n’est pas à dire pour cela que les pièces de Sénèque soient complétement dénuées de tout mérite. Il y a des beautés, des pensées ingénieuses et fortes, des traits brillants et même des morceaux éloquents et des idées théâtrales. Racine lui doit, par exemple, plusieurs des beaux passages de sa Phèdre. De plus, on cite souvent des sentences de Sénèque, remarquables par un grand sens et par une tournure énergique et serrée, et des traits hardis de cette philosophie épicurienne, qui était assez de mode à Rome, et dont Lucrèce a mis les principes en si beaux vers. Les heureux larcins qu’on a faits au tragique latin prouvent que, comme poète, il n’est pas indigne tout à fait d’attention ni de louanges ; mais le peu de réputation qu’il a laissée en ce genre et le peu de lecteurs qu’il a, démontrent cette vérité utile, que ce ne sont pas des traits remarquables semés de loin en loin qui font vivre des écrits ; on doit élever des monuments durables et aussi parfaits que possible pour mériter les regards de la postérité.

Ainsi, l’on peut dire sans crainte que Sénéque n’est point digne d’entrer en comparaison avec Sophocle, quoiqu’il ait traité le sujet d’Œdipe d’après ce grand maître et ait cru suivre la même route que lui, dans la conduite de l’Œdipe.

La fable du tragique grec est un corps proportionné et régulier ; celle du tragique latin est un colosse monstrueux, difforme et plein d’exagérations, mais surtout de superfétations. On pourrait, en effet, y retrancher plus de 800 vers dont l’action n’a pas besoin. Il ouvre le premier acte par un entretien de Jocaste avec Œdipe sur les embarras du trône. Le chœur ensuite décrit en déclamateur ampoulé les ravages de la peste, et c’est la tout le premier acte.

Créon arrive sans préparation, il apporte un oracle. Tirésias vient de lui-méme avec sa fille pour faire le sacrifice d’une génisse et d’un taureau, figures symboliques de ce qui doit arriver à Jocaste et à Œdipe. Mais ce sacrifice ne suffit pas ; on va consulter les enfers, et Créon qui en a été témoin, décrit en 80 vers ces lieux et leurs horreurs, avant que de dire la réponse du Dieu. Au quatrième acte, Œdipe interroge Jocaste ; il se doute qu’il est le coupable ; enfin il en est assuré par le berger arrivé de Corinthe, et par celui de Laïus : et

  1. Le philosophe, d’après des critiques très-versés dans l’antiquité. M. Nisard dit que c’est l’opinion la plus probable et il en donne des raisons assez plausibles.
  2. Lisez l’excellente analyse comparée qu’a faite Nisard de l’Œdipe de Sénèque et de l’Œdipe de Sophocle. (Études sur les poètes latins de la décadence, t. I.)