Page:Sophocle - Tragédies, trad. Artaud, 1859.djvu/246

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ISMÈNE.

C’est à regret que je l’entends, et pourtant je le répète.

ŒDIPE.

Non, que les dieux n’éteignent jamais leurs fatales discordes ! que de moi seul dépende la fin du combat qu’ils se préparent à engager, et qui les arme l’un contre l’autre ! que celui qui possède aujourd’hui le sceptre en soit privé lui-même, et que l’exilé ne rentre plus dans les murs dont il est banni ! eux qui ont vu leur père indignement chassé de sa patrie, sans le retenir et sans le défendre ; mais ils m’ont laissé bannir et condamner à l’exil. Dira-t-on que sur ma demande, cette faveur[1] me fut accordée, comme il était juste, par les Thébains ? Mais, loin de là, le jour même où le cœur bouillonnant de fureur, je souhaitais de mourir et d’être écrasé sous les pierres, aucun ne s’est offert pour exaucer mes vœux ; et c’est lorsque le temps avait calmé mes douleurs[2], et que déjà je sentais que ma colère m’avait emporté à me punir trop cruellement, c’est alors enfin que Thèbes, après tant d’années, me bannit malgré moi ; et des fils qui auraient pu secourir un père, refusèrent de lui prêter assistance, et, faute d’une parole de leur part, j’ai été abandonné à l’exil et à l’indigence ! Mais deux jeunes vierges, autant que la faiblesse de leur sexe le leur permet, me donnent des aliments, un asile, et tous les soins de la piété filiale ; eux, au contraire, au salut d’un père ils ont préféré le trône et le souverain pouvoir. Aussi n’obtiendront-ils jamais mon assistance, jamais ils ne posséderont la paisible jouissance du royaume de Cadmus. Je le sais, j’en ai pour garants et les oracles que celle-ci vient de me rapporter, et le souvenir des anciennes prédictions que Phébus m’a faites et n’a que trop bien accomplies. Qu’ils envoient donc auprès de

  1. Voyez l’Œdipe Roi, v. 1428.
  2. Ὃ μόχθος ῆν πέπων. « Lorsque ma douleur était mûrie' par le temps. » Πέπων se dit d’un fruit bon à cueillir, quand il a perdu son âcreté.