Page:Sorel - La Vraie histoire comique de Francion.djvu/123

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vent des querelles contre eux, car ces âmes viles, ne connoissant pas le bien que je leur voulois, et ne considérant pas que, qui bien aime, bien châtie, se cabroient à tous les coups, et me disoient en leur patois : Ah ! parce que vous êtes monsieur, vous êtes bien aise ; et mille autres niaiseries et impertinences rustiques. Quelquefois ils se plaignoient à leurs pareils de ma sévérité, et faisoient tant qu’ils venoient prier mon père de m’encharger de ne plus battre leurs enfans, qui n’osoient pas se revenger contre moi. Mais je plaidois si gentiment ma cause, que l’on étoit contraint d’avouer que j’avois bonne raison de les punir des fautes qu’ils commettoient.

Quelquefois j’entendois discourir mon père des universités, où sont les colléges, pour instruire la jeunesse, tous remplis d’enfans de toute sorte de maisons, et je souhaitois passionnément d’y être, afin de jouir d’une si bonne compagnie, au lieu qu’alors je n’en avois point du tout, si ce n’étoit des badauds de village. Mon père, voyant que mon naturel me portoit fort aux lettres, ne m’en vouloit pas distraire, d’autant qu’il sçavoit que, de suivre les armes comme lui, c’étoit un très-méchant métier. Or, parce que les colléges de notre pays n’étoient pas à sa fantaisie, malgré les doléances de ma mère, ayant affaire à Paris, il m’y amena, et me donna en pension à un maître du collége de Lisieux[1], que quelqu’un de ses amis lui avoit enseigné. Après qu’il m’eut bien recommandé à un certain avocat de ses anciennes connoissances, et l’eut supplié de me fournir tout ce qui me seroit nécessaire, il s’en retourna en Bretagne, et me laissa entre les mains des pédans, qui, ayant examiné mon petit savoir, me jugèrent dignes de la cinquième classe, encore ne fut-ce que par faveur.

Ô quel changement je remarquai, et que je fus bien loin de mon compte ! Je ne jouissois pas de toutes les délices que je m’étois promises ; qu’il m’étoit étrange de n’être plus avec mon père, qui me menoit quelquefois en des seigneuries qu’il avoit hors de la Bretagne ! Que j’étois fâché d’avoir perdu la douce liberté que j’avois, courant parmi les champs d’un côté et d’autre, allant abattre des noix et cueillir du raisin aux vignes, sans craindre les messiers[2], et suivant quelquefois

  1. Situé rue Saint-Étienne-des-Grès
  2. Gardes-champêtres