Page:Sorel - La Vraie histoire comique de Francion.djvu/122

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taches. Toutefois je voudrois bien n’en être point chargé, elle me fait mille maux : j’ai été contraint de l’enchaîner ainsi, parce que, deux jours après que je l’eus, elle alla à votre maison, où j’avois peur qu’elle ne retournât faire quelque dommage si je lui donnois la liberté. Mon père, s’étant enquis alors particulièrement du jour précis que le singe étoit venu chez nous, découvrit que c’étoit là le démon dont l’on avoit tant parlé et tant eu de crainte.

C’est pour vous dire comme les âmes basses se trompent bien souvent, et conçoivent de vaines peurs ainsi que faisoient nos gens. Vous qui vivez auprès des villages, vous pouvez sçavoir qu’il n’y a si petit hameau où il ne coure le bruit qu’il y revient quelques esprits ; et cependant, si l’on avoit bien cherché, l’on trouveroit que les habitans ont fondé ces opinions sur des accidens ordinaires et naturels, mais dont la cause est inconnue à leurs esprits simples et grossiers. C’est un grand cas que, si petit que j’aie été, je n’ai jamais été sujet à de telles épouvantes ; car même, lorsque nos servantes, me voulant corriger de quelque chose qui ne leur plaisoit pas, me disoient qu’elles me feroient manger à cette bête qui m’étoit venue voir un matin dans le lit, j’avois aussi peu de crainte que si elles ne m’eussent point menacé.

Il faut que je passe sous silence beaucoup de petites naïvetés que je fis en ce bas âge, et que je monte un peu plus haut. Quand l’usage de la raison me fut venu, l’on me donna un homme pour m’enseigner à lire et à écrire, avec lequel je ne fus pas longtemps ; puis l’on me fit aller tous les jours chez notre curé, qui m’apprit presque tout ce qu’il sçavoit de latin.

J’avois déjà je ne sçais quel instinct qui m’incitoit à haïr les actions basses, les paroles sottes et les façons niaises de mes compagnons d’école, qui n’étoient que les enfans des sujets de mon père, nourris grossièrement sous leurs cases champêtres. Je leur remontrois de quelle façon il falloit qu’ils se comportassent : mais, s’ils ne suivoient mes préceptes, je les chargeois aussi d’appointement[1] ; de manière que j’avois sou-

  1. On dit proverbialement et ironiquement qu’un homme a été chargé d’appointement, pour dire qu’il a été bien battu, par une méchante allusion avec les poings qui servent à le frapper. Dict. de Trévoux.