Page:Sorel - La Vraie histoire comique de Francion.djvu/133

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nous, qu’il lui jeta toute la croûte aux badigoinces[1], et se sauva après en la chambre d’un sien ami, où il demeura un jour durant, craignant le courroux d’Hortensius. Le Gascon et moi nous nous pâmions de rire, bien que nous eussions le ventre presque aussi creux que les autres, et tous ensemble, ne pouvant avoir chez notre maître de quoi manger, nous fîmes venir quelque chose de la ville, que nous achetâmes de notre argent : ainsi tel en pâtit qui n’en pouvoit mais, et notre pédant ne sçut point que j’avois dérobé le lièvre.

En ce temps-là j’étois à la troisième, où je n’avois encore rien donné pour les landis[2] ni pour les chandelles, bien que l’on fût déjà près des vacances ; et c’étoit que mon père avoit oublié d’envoyer cela avec ce qu’il falloit pour ma pension : mon régent, malcontent au possible, exerçoit sur moi, à cette occasion, des rigueurs dont les autres étoient exempts, et me faisoit, quand il pouvoit, de petits affronts sur ce sujet. Il étoit bien aise quand l’on m’appeloit Glisco, faisant allusion sur une règle du Despautère[3] où il y a : Glisco nihil dabit. L’on vouloit dire que je ne lui donnois rien ; et, pour le fils d’un riche trésorier qui avoit payé le maître en beaux quadruples, l’on l’appeloit Hic dator, par une autre règle des mêmes rudimens, où, mêlant le latin avec le françois, l’on me vouloit faire entendre qu’il donnoit de bon or à notre régent. Je vous apprends ici des apophthegmes de collège ; mais il faut les dire, puisqu’ils viennent à propos.

Afin de causer plus de dépit à ce pédant, voyant qu’il cherchoit partout quelques raisons pour autoriser le supplice qu’il avoit envie de me faire endurer, j’étudiois mieux et m’abstenois de toutes sortes de friponneries ; si bien qu’il pensa plusieurs fois perdre patience, et m’imputer faussement quelque chose, tant cette âme vile se coléroit lorsqu’on n’assouvissoit point son avarice. Par sa méchanceté, il m’eût fallu passer les piques, si mon argent ne fût venu à point nommé : je le

  1. Mâchoires.
  2. On appelait de ce nom les honoraires que les écoliers donnaient à leurs maîtres à l’époque de la foire du Landit (au mois de juillet) : c’étaient six ou sept écus d’or introduits dans un citron que l’on présentait dans un verre de cristal. (Voir plus loin.)
  3. Célèbre grammairien, né en 1460 et mort en 1520. Il eut, dans nos écoles, la vogue des Noël et Chapsal.