Page:Sorel - La Vraie histoire comique de Francion.djvu/134

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voulois présenter à la mode que les pédans avoient introduite pour leur profit, lui donnant un beau verre de cristal plein de dragées, et un citron dedans, sur l’écorce duquel je n’avois pas mis toutefois les écus, comme c’est l’ordinaire, mais les avois fourrés dedans par un trou que j’y avois fait. Monsieur, lui dis-je avec feintise en lui présentant le verre, vous sçavez que je suis de loin ; le messager ne m’a pas encore apporté ce qu’il faut pour votre landi : en attendant, je vous offre ceci de ma seule part, comme des arrhes de dix écus d’or que vous aurez dans quinze jours.

Cette douce promesse alla fendre le rocher qui entouroit son cœur, et l’empêchoit d’être touché du respect et de l’amitié que je lui témoignois pour vaincre sa sévérité opiniâtre. Il garda le verre, et, me remerciant avec un souris, me versa dans ma toque les dragées ; pour le citron, il le donna à un galoche[1] de ses mignons, ne sçachant pas qu’il étoit aussi précieux que pas une pomme qui fût dans le jardin des Hespérides. Afin d’en avoir le plaisir tout au long, je le laissai faire ; mais, quand je vis que la leçon étoit donnée et que l’externe étoit prêt à sortir de classe, je m’en allai vers lui et m’enquis s’il vouloit troquer son citron contre mes dragées. Il s’y accorda, aimant mieux le doux que l’aigret ; et tout de ce pas je m’en retournai à notre Domine, que je tirai par sa grande manche, comme il corrigeoit un thème. Je lui demandai en riant s’il vouloit manger du citron, et, en disant cela, je l’ouvris par la moitié avec une jambette[2], et lui fis voir les écus. Vous n’attendrez pas si longtemps que je vous avois fait accroire, lui dis-je. Non, répondit-il en prenant l’argent, ceci est pour moi, je vous laisse tout le citron. Après il me dit qu’il me louoit bien pour ma subtilité, mais qu’il me blâmoit pour le hasard où je m’étois mis de perdre mes écus. Tandis qu’il discouroit là-dessus, ses écoliers plaudèrent de leurs portefeuilles à l’accoutumée contre les bancs, et si fort qu’ils les pensèrent rompre.

Depuis, cet animal farouche, entièrement apprivoisé, ne me traita pas plus rigoureusement que les autres ; mais je ne pus jouir longtemps de ce bonheur, parce que mon père me

  1. Élève externe. (Dict. de Trévoux.)
  2. Petit couteau.