Page:Sorel - La Vraie histoire comique de Francion.djvu/141

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Pendant que j’étois sur le théâtre avec celui que je poursuivois, il y eut un acteur qui, ayant aussi à changer d’habit, ne sçavoit mettre ses premiers ; et, parce qu’il étoit familier du régent, le voyant nu-tête, il le couvrit d’un turban qu’il avoit, et lui jeta sa casaque dessus les épaules, dont il mit après les manches, quoiqu’il eût sa soutane, à cause qu’il faisoit encore fort froid. En même temps, celui après qui je courois de tous côtés, tenant un flambeau ardent avec des postures étranges, comme s’il eût été saisi d’horreur de me voir, commença d’hésiter en ses plaintes et récita six fois un même vers, sans pouvoir trouver en sa mémoire celui qui devoit suivre ; pensant que je m’en souviendrois mieux que lui, à cause que je l’avois ouï répéter, il me disoit : Comment est-ce qu’il y a après ? Francion, souffle-moi ; mais, sans songer à ce qu’il me demandoit, je tournois d’un côté et d’autre. Notre régent, extrêmement en colère de voir cette ânerie, sort avec son libelle en la main, sans songer au vêtement qu’il avoit pris, et, le venant frapper d’un coup de poing, lui dit : Va, va, ignorant, je n’acquerrai que du déshonneur avec toi ; lis ton personnage. Cet autre prend le papier, et se retire vitement derrière la tapisserie, pensant que ce fut le vouloir du régent. Moi, voyant mon maître accoutré tout de même que celui qui venoit de sortir (car nos habits, venant des défroques d’un ballet du roi, étoient presque tous pareils), je crus qu’il vînt là, au lieu de lui, pour achever le personnage qu’il n’avoit pu faire ; je le prends donc par une manche, comme il m’avoit été enseigné, et, le faisant tourner et courir d’un côté et d’autre, je lui passe le flambeau par devant le nez, tellement que je lui brûlai presque toute la barbe. Tandis mon compagnon, qui avoit manqué, n’oyant point réciter ses vers à mon maître, croyoit qu’il les eût oubliés aussi bien que lui, et les lui souffloit si haut, que l’on le pouvoit entendre du bout de la salle. Pensant alors qu’il fût devenu sourd, il rentra en la scène, et les lui vint crier aux oreilles : cela me confirma davantage en l’opinion que j’avois conçue, que notre pédant voulût jouer ce personnage de l’homicide ; et, comme j’étois plus fort que lui, je le tourmentai tant qu’à la fin il fut contraint de se laisser choir à terre. Je vous proteste que la poix-résine que je brûlois l’entêtoit de telle manière qu’avec les secousses que