Page:Sorel - La Vraie histoire comique de Francion.djvu/175

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en là dehors avec moi, et, m’ayant donné une épée, assaillez-moi tous tant que vous êtes, vous verrez si je vous craindrai, vile canaille ; vous n’êtes courageux que quand vous êtes tous ensemble contre un seul qui n’a point d’armes. Que, si vous n’avez envie de me gratifier, me laissant mourir valeureusement étant sur ma défense, que quelqu’un de vous se dépêche de me tuer, car aussi bien ne vivrai-je plus qu’à regret, après avoir enduré de si sensibles affronts que ceux que vous me faites ; et, d’un autre côté, j’ai des infortunes qui me font assez désirer la mort.

Leur rage aveugle et insensée s’enflammoit par ces paroles, lorsqu’une grande masse de chair, couverte d’un habit de satin bleu passementé d’or, s’approcha près d’eux : je ne sçais, ma foi, si c’étoit un homme, mais au moins j’y en voyois la forme au corps ; mais, quant à l’âme, elle étoit toute brutale : c’étoit un baron, à ce que j’entendis depuis. Il étoit le maître du petit page qui me persécutoit, et disoit à trois buffles qui le côtoyoient le chapeau à la main : Mort non pas de Dieu, n’ai-je pas un page qui est gentil garçon ? Regardez les plaisanteries qu’il fait : il est courageux ; il a de l’esprit. Le page, oyant la louange que lui donnoit son maître, se délibéra de paroître encore davantage en la vertu, pour laquelle il l’estimoit, et s’en vint me donner une nasarde ; mais je le repoussai si rudement, que je le pensai faire tomber. Le baron, qui avoit l’œil dessus lui, s’en fâcha, et, en retroussant sa moustache d’une main, et me menaçant de l’autre, il me dit : Holà ! ho ! courtaut, si vous frappez mon page, je vous ferai bailler les étrivières sans miséricorde. M’ayant appelé du sobriquet que l’on donne aux valets de boutique, de la condition desquels j’étois plus éloigné que le ciel ne l’est de la terre, je me résolus de lui montrer la sottise du jugement qu’il faisoit de moi. Je me présente devant sa badaude personne, et je lui dis : Je ne m’offense point de ce que vous dites, car cela ne s’adresse point proprement à moi ; il n’y a que ceux qui ont la qualité que vous m’attribuez qui se doivent ressentir du peu d’estime que vous faites d’eux. Quant à moi, étant en un état plus élevé que le leur, et par aventure aussi éminent que le vôtre, je ne m’en sens nullement touché. En tous cas, ce méchant habit qui me couvre, et qui vous a fait conce-