Page:Sorel - La Vraie histoire comique de Francion.djvu/225

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peuse, pour m’acquérir la bienveillance d’un chacun. Je m’étudiai à faire dire à ma bouche le contraire de ce que pensoit mon cœœur, et à donner les complimens et les louanges à foison aux endroits où je voyois qu’il seroit nécessaire d’en user, gardant toujours néanmoins ma liberté de médire de ceux qui le méritoient. J’avois bien intention de rencontrer quelque grand seigneur qui me baillât appointement, pour rendre ma fortune mieux assurée, mais je n’avois guère envie de m’asservir sous des personnes qui ne fussent pas dignes de commander, car j’avois reconnu le mauvais naturel des courtisans.

Un de mes amis me mena un jour chez une demoiselle appelée Luce, me disant que c’étoit la femme du meilleur discours qui se pût voir, et que je ne manquerons point à trouver en sa compagnie des plus beaux esprits du monde, parmi lesquels j’aurois de l’honneur à faire éclater mon sçavoir : elle avoit aussi appris de lui qui j’étois, et que je la viendrois visiter ; de sorte qu’elle me fit un bon accueil, et me donna place près d’elle : il y avoit encore, pour l’entretenir, beaucoup d’hommes bien vêtus, qui, à mon avis, n’étoient pas des moindres de la cour. Je prêtai l’oreille pour ouïr les bons discours que je m’imaginois qu’ils feroient. De tous côtés je n’entendis rien que des vanteries, des fadaises et des contes faits mal à propos, avec un langage le plus galimatias et une prononciation la plus mauvaise que l’on se puisse figurer. C’est une étrange chose, mademoiselle, disoit l’un en retroussant sa moustache, que le bon hasard et moi sommes toujours en guerre : jamais il ne veut loger en ma compagnie ; quand j’aurois tout l’argent que tiennent les trésoriers de l’Épargne, je le perdrois au jeu en un jour. C’est signe que les astres, disoit un autre, vous décocheront une influence qui suppliera l’amour de métamorphoser votre malheur au jeu en un bonheur qu’il vous donnera en femme. Je ne sçais quel édit fera le ciel là-dessus, reprit le premier, mais je vous appelle en duel comme mon ennemi, si vous n’ouvrez la porte de votre âme à cette croyance que, pour être des favoris du destin en mon mariage, il me faut avoir une épouse semblable à mademoiselle. Que vous êtes moqueur ! lui dit Luce en lui serrant la main et en souriant. Je vous veux donner des marques plus visibles que le soleil,