Page:Sorel - La Vraie histoire comique de Francion.djvu/289

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hommes cachés sous des portes, auxquels il dit : Le voici, compagnons, ayez bon courage ! Incontinent ils mirent la main à l’épée pour m’assaillir, et moi, qui n’avois pas la mienne pour leur résister, je tirai un pistolet que j’avois ; mais, le coup n’ayant pas porté et n’ayant pas le loisir de le recharger, je donnai à mes jambes la charge de mon salut. Je courus si allègrement, qu’il leur fut impossible de m’attraper, et me sauvai dans la boutique d’un pâtissier, que je trouvai ouverte. Quant à mon laquais, il s’enfuit tout droit chez Clérante, d’où il fit sortir les gentilshommes, les valets de chambre et les laquais, pour venir à mon secours ; mais ils ne me purent trouver, ni ceux qui m’avoient assailli. Craignant d’être reconnu par mes ennemis, j’avois pris tout l’équipage d’un oublieux, et m’en allois criant par les rues : Où est-il ? Je passai par-devant une maison que j’avois toujours reconnue pour un βορδελ ; l’on m’appela par la fenêtre, et cinq ou six hommes, sortant aussitôt à la rue, me contraignirent d’entrer pour jouer contre eux. Je leur gagnai à chacun le teston, et, par courtoisie, je ne laissai pas de vider tout mon corbillon sur la table, encore que je ne leur dusse que six mains d’oublies ; ils me jurèrent qu’il falloit que je disse la chanson pour leur argent : j’en chantai une des meilleures, laquelle ils n’avoient jamais ouïe. Après cela, il y en eut un qui me demanda si je voulois rejouer l’argent que j’avois gagné : je lui dis que je le voulois bien. Tandis que nous remuions les dés, j’entendis un drôle qui dit à une garce : Nous n’avons rien exécuté ce soir d’une entreprise que nous avions faite pour le comte Bajamond, contre un autre que nous ne connoissons point ; il s’est échappé le plus malheureusement du monde, après nous avoir été amené par ce galant homme qui vient de sortir d’ici.

Par ces paroles, je connus que j’étois avec mes assassins, qui étoient des coupe-jarrets qui pour de l’argent s’en alloient tuer un homme de sang-froid. Je fus très-aise d’avoir appris qui étoit celui qui m’avoit voulu faire tuer avec une trahison si peu convenable à un homme qui porte le titre de noblesse. Ayant perdu mon argent pour n’avoir pas songé à mon jeu, tandis que j’écoutois ce qui se disoit, je sortis de cette maison et pris le chemin de l’hôtel de Clérante, que j’espérois bien de réjouir en paroissant devant lui en l’équipage où j’étois,