Page:Sorel - La Vraie histoire comique de Francion.djvu/291

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rent tous, et me firent marcher vers le Grand Châtelet[1]. Je n’osai pas dire que j’étois Francion, encore que je sçusse bien qu’ils me laisseroient aller sitôt que je l’aurois dit ; j’aimai mieux sortir de leurs mains par une autre sorte. J’avois mis ma bourse entre ma chair et ma chemise, cela avoit été cause qu’ils ne l’avoient pas encore trouvée, bien que ce soit la première chose qu’ils fassent que de la chercher : je leur demandai permission de la prendre, et leur départir tout ce qui étoit dedans ; ils me remercièrent de ma libéralité, et, sans davantage s’enquérir de mes affaires, consentirent que je m’en allasse où je voudrois.

Je m’avisai qu’il ne seroit pas mauvais de m’en retourner chez le pâtissier ; et, quand j’y fus, je repris mes vêtements ordinaires, n’ayant plus de crainte de mes ennemis, qui ne me guettoient plus au passage. Je m’en allai derechef à l’hôtel de Clérante, où je n’eus pas sitôt heurté deux coups, que de bonne fortune le suisse se réveilla, et, ayant bien juré, m’ouvrit la porte ; si bien qu’il me reconnut mieux qu’à l’autre fois, les fumées de son vin étant déjà dissipées. Il me laissa entrer, et, comme je lui demandois quelle heure il étoit, vu qu’il sembloit être si fâché de m’ouvrir, il me répondit : Il est demain ; ce qui me fit bien rire, car il vouloit dire qu’il étoit minuit passé. Je m’en allai après au lieu où je faisois ma demeure ; et mes gens, qui, considérant la mauvaise fortune qui m’étoit avenue, ne pouvoient dormir, tant ils me portoient d’affection, furent diligens à me venir aider à me mettre au lit, où l’on n’eut que faire de me bercer pour me faire dormir.

Quand le jour fut venu, je m’en allai saluer Clérante, et lui contai tout ce qui m’étoit arrivé. Cela lui donna beaucoup de haine pour Bajamond ; tellement qu’il me demanda si je voulois qu’il suppliât le roi de m’en faire rendre justice : je lui fis des remercîmens de sa bonne volonté, laquelle je le priai de ne point employer pour ce sujet, ne voulant point que Sa Majesté ouît parler de mes querelles ; seulement je fus d’avis de me tenir sur mes gardes, et de ne marcher plus qu’avec beaucoup de suite, puisque Bajamond me faisoit attaquer par tant de gens.

  1. Le Grand Châtelet, tout à la fois tribunal et prison, occupait le terrain qu’occupe la place du Châtelet.