Page:Sorel - La Vraie histoire comique de Francion.djvu/296

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été le jour précédent, afin de nous y battre. Nous courûmes si bien, que nous y arrivâmes incontinent, et dès l’heure même nous commençâmes à montrer ce que nous sçavions aux armes.

Je pressai mon ennemi le plus qu’il me fut possible, et lui portai tant de coups d’épée qu’il eut fort à faire à les parer tous ; comme je lui en voulois donner un, son cheval, se cabrant, le reçut, dessus les yeux, qui furent incontinent offusqués de sang ; ce qui le mit en telle fougue, qu’il perdit le soin d’obéir davantage à l’éperon et à la bride. Son maître eut beau se servir de son industrie, il le mena nonobstant en un lieu plein de fange, où je le poursuivis de si près que, si j’eusse voulu, je l’eusse tué ; mais je ne désirois pas le frapper par derrière. Je lui crie qu’il se retourne. Enfin, il a tant de puissance sur son cheval, qu’il approche, et en même temps il me perce le bras gauche ; incontinent après qu’il m’eut frappé, son cheval le secoua si vivement à l’impourvu qu’il le jeta dans un fossé plein de boue où, pour me venger de ma plaie, je lui en eusse fait cent autres mortelles, si j’en eusse eu le désir : je me contentai de lui mettre la pointe de mon épée sous la gorge, et de lui demander s’il ne confessoit pas qu’il ne tenoit qu’à moi que je lui ôtasse la vie. Lui, qui ne se pouvoit tirer du lieu où il étoit, fut contraint de m’accorder tout, et puis je lui aidai à se relever. Si vous eussiez eu, lui dis-je, un tel avantage sur moi que celui que j’ai eu sur vous, je ne sçais si vous ne vous en fussiez point servi. Mais, afin que vous ne disiez point maintenant que je ne vous ai pas surmonté, et que vous n’attribuiez point votre fuite à votre cheval, et que notre querelle ne demeure point indécise, recommençons le combat, s’il vous plaît, puisqu’il n’y a que vos habits qui aient reçu du mal en la chute. Comme j’achevois ces paroles, Montespin, qui nous avoit suivis d’assez près, me vint dire : Non, non, vous avez assez donné de preuves de votre valeur ; il ne faut point que ceci se termine par le trépas. Il suffit que vous ayez montré, comme j’en suis témoin, que vous avez eu la puissance de tuer Bajamond.

Quoique le comte l’eût confessé lui-même, la nécessité l’y forçant, il enrageoit de voir qu’un autre le jugeoit, et je m’imagine qu’il eût été tout prêt à se battre derechef, sans l’incommodité qu’il recevoit, ses habits étant si crottés qu’il n’osoit se remuer. Son ami le mena à un petit village pour