Page:Sorel - La Vraie histoire comique de Francion.djvu/299

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festoit par les discours. Si l’on pouvoit lire dans son cœœur, l’on verroit bien comment il se moque de ceux au-dessous desquels il s’est abaissé, et de quelles louanges il se persuade que l’on le doit honorer pour son éloquence. Au reste, l’on peut remarquer qu’il ne prise ceux qui devisent avec lui, et ne se déprise aussi qu’afin de les inviter à lui rendre le change et l’élever jusqu’aux cieux, ce qui le comble d’une joie infinie. Qui est-ce qui pourra nier que ce ne soit orgueil, que cela ? Il y en eut qui me voulurent répliquer ; mais le prince leur ferma la bouche, et dit qu’ils parleroient inutilement contre une chose si vraisemblable, me faisant l’honneur de préférer mes raisons à celles des autres.

Je passai heureusement beaucoup de mois, recevant toujours de lui quelques faveurs, et ne me suis point éloigné si longtemps de sa personne, comme j’ai fait depuis que je suis devenu amoureux de Laurette. Voilà, monsieur, la principale partie de toutes mes aventures. Je voudrois qu’il me fût possible de sçavoir les vôtres, sans vous donner la peine de les raconter ; c’est pourquoi je n’ose vous importuner de me les dire. C’est une maxime, monsieur, répondit le seigneur bourguignon, qu’il n’arrive de belles aventures qu’aux grands personnages qui, par leur valeur ou par leur esprit, font succéder beaucoup de choses étranges. Les hommes qui sont du vulgaire, comme moi, n’ont pas cette puissance-là. Il ne m’est jamais rien avenu qui mérite de vous être récité ; assurez-vous-en, et ne croyez pas que je dise ceci pour m’exempter de quelque peine, car il n’y a rien si difficile que je n’entreprenne pour vous. Je crois qu’il ne vous est rien arrivé d’extraordinaire, puisque vous me le dites, reprit Francion, mais j’ai opinion que c’est une marque de la félicité que le ciel vous a départie, ne vous envoyant aucunes traverses de même qu’à moi, et un témoignage de votre prudence, qui vous a gardé d’entreprendre beaucoup de choses dangereuses et peu louables. Si j’avois eu autant d’esprit comme il en faut, je ne me serois pas peut-être amusé à toutes les drôleries que je vous ai racontées, et j’aurois fait quelque chose de meilleur : je ne me serois pas déguisé en paysan ; je n’aurois pas pris la peine de raconter les sottises des autres, ce qui a pensé me coûter la vie ; et enfin j’aurois eu plus de bonheur que je n’en ai eu, ce qui est un très-bel exemple pour tous les hommes du