Page:Sorel - La Vraie histoire comique de Francion.djvu/340

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il a peur de les user en quelque endroit. L’on dit que les plus beaux habits qu’il ait, ce sont ceux de son aïeul, par lesquels il se plaît à être quelquefois reconnu, et les conserve soigneusement, faisant état de les léguer à ses descendans avec sa bénédiction. Pour les jours ouvriers, il ne se couvre que de haillons. Il me semble, dit Francion, que vous avez appelé ce personnage gentilhomme ; croyez-vous en bonne foi qu’il mérite ce titre, puisqu’il vit d’une si vilaine sorte ? Un des principaux ornemens de la noblesse, c’est la libéralité. Monsieur, répondit celui qui l’accompagnoit, je reconnois que j’ai failli de l’avoir nommé gentilhomme, encore qu’il ait plusieurs seigneuries ; car même il ne l’est pas d’extraction. Son père étoit un des plus grands usuriers de la France, et ne s’adonnoit qu’à bailler de damnables avis au Conseil et à prendre quelques partis. Néanmoins les enfans de celui-ci, qui sont un garçon et une fille, l’un de l’âge de vingt ans, l’autre de dix-huit, ne tiennent en rien du monde des humeurs de leur race. Ils ont des âmes assez généreuses. C’est dommage qu’ils n’ont un père qui fît quelque chose pour leur avancement. La fille est fort belle, et ne manque pas d’attraits pour s’acquérir des amans ; mais que lui sert cela ? Pas un n’a la puissance de l’aborder pour l’entretenir ; elle est toujours auprès de sa mère, aussi chiche que le père, qui ne veut pas qu’elle aille aux grandes compagnies, d’autant qu’il coûteroit trop à la vêtir richement. Qui plus est, le seigneur du Buisson (qui est cet avaricieux de père) a si peur de débourser de l’argent, qu’il ne veut point ouïr parler de la marier. Le fils est captif tout de même, autant de gré que de force, à cause qu’il ne désire pas sortir et fréquenter les jeunes gens de sa sorte, n’ayant pas un grand train pour paroître, ni de l’argent pour fournir au jeu et à la débauche. Dernièrement aussi il joua un bon trait à son raquedenaze de père, qui étoit tombé malade, et ne pouvoit aller à la ville porter beaucoup d’argent qu’il devoit à un marchand, par qui tous les jours il étoit chicané. Il fut contraint de lui en donner la charge à son grand regret ; car à peine se fie-t-il à lui-même de ses biens. Le drôle, tenté de ce profitable métal qu’il manioit si peu souvent, se délibéra de le retenir à soi. Au lieu de le porter où l’on lui avoit commandé, il l’enterra emmi les champs, s’en alla vendre son cheval et son manteau, puis s’en retourna