Page:Sorel - La Vraie histoire comique de Francion.djvu/400

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va chez sa voisine et la voisine chez son voisin ; les amans entrent en des lieux dont auparavant ils n’osoient pas seulement regarder la porte. Parmi cette confusion, les braves gens ont la commodité de faire de beaux jeux. Ne croyez pas que je vous porte de la haine, je n’y songeai jamais, encore qu’à n’en point mentir j’en aie beaucoup de sujet, parce que vous ne faites point ici une ordonnance qui est fort nécessaire. Quelle ordonnance est-ce ? dit le gouverneur. La plus belle et la plus juste du monde, répondit Francion, c’est que les femmes aient dorénavant à marcher toutes nues par la ville une fois l’année, afin que l’on puisse repaître ses yeux de la vue d’une si aimable chose ; car quel sujet ont-elles de se cacher avec tant de soin ? N’ont-elles pas autant de sottise que l’on se puisse imaginer ? Elles se montrent en particulier à chacun l’un après l’autre : quel danger y aura-t-il de se montrer quand nous serons beaucoup ensemble ? Je vous entends venir de loin : je m’assure que vous me voulez alléguer qu’en les voyant nous remarquerions mieux les imperfections qui s’y trouveroient, parce que deux yeux voient davantage qu’un, et cela, seroit à leur dommage ; ou bien vous avez envie de dire que nous ne devons contempler leur corps tout nu qu’un à un, afin que nous pensions tous être seuls jouissant de ce bonheur. Vous ne sçauriez avoir d’autres raisons que celles-là ; encore sont-elles bien crochues ; car à la fin l’on sçait ce qui est de l’affaire des femmes, et leurs finesses ne servent de rien. Au reste, il ne faut pas que vous vous rendiez si fort leur partisan, que vous procuriez le désavantage des hommes vos semblables. Le gouverneur ne sçavoit s’il devoit rire ou se fâcher de cette belle harangue, faite si à propos de ce qu’il avoit dit. Toutefois il parla à Francion en cette sorte : Écoutez, ne pensez pas faire le railleur ; car je vous ferai pendre tantôt ; je parle tout à bon.

Là-dessus quelques conseillers de la ville entrèrent, qui demandèrent au gouverneur s’il avoit envoyé querir le goutteux. Le voilà, leur dit-il ; mais je pense qu’il est fol ou qu’il le contrefait, afin que l’on lui pardonne : je ne sçaurois tirer raison de lui. Qui est-ce qui vous a amené cet homme-là ? lui dit un de la troupe ; le prenez-vous pour le goutteux que nous vous demandons ? Ce l’est autant là comme je suis roi d’Espagne. Le gouverneur dit qu’il avoit donc été bien