Page:Sorel - La Vraie histoire comique de Francion.djvu/407

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pousse d’une main, et du pouce de l’autre, qu’elle avoit trempé dans le noir, elle lui toucha le front ; et puis elle ne fut plus si soigneuse de se défendre, croyant qu’elle en avoit assez fait. À la première trêve de caresses, ayant le jugement plus libre que dans le plaisir, elle s’avisa de lui dire : Dites-moi qui vous êtes, je vous supplie ; car aussi bien ne gagnerez-vous rien de le celer. Ce charlatan qui est dans ce village me le dira bien demain. Pourquoi ne me parlez-vous pas ? Comment voulez-vous que je vous aime, si je ne vous connois point ? Alors il lui dit qu’il étoit le berger et lui remontra combien il lui portoit d’affection. Ah ! Dieu ! reprit-elle, que ne m’avez-vous parlé dès tantôt ! je ne vous eusse pas marqué comme j’ai fait : vous avez une tache au front qui ne peut s’en aller, et mon père reconnoîtra demain par là que vous avez couché avec moi. Vous sçavez qu’il ne vous aime pas : il n’aura garde de nous marier ensemble : il vous fera punir par la justice, et j’en aurai une fâcherie extrême ; car je vous ai toujours aimé par-dessus tous, encore que je n’en fisse pas le semblant. Je vous remercie de tant de bonne volonté, dit le berger, et, si vous la voulez continuer, donnez-moi de la drogue dont vous m’avez frotté le front, et je ferai bien en sorte que votre père ne connoîtra pas que c’est moi qui ai couché ici. La fille lui mit en main un petit pot où étoit ce noir, et il y trempa son pouce, puis s’en alla dans la chambre où ses compagnons dormoient, et leur marqua le front à tous. De là il s’en revint coucher auprès de sa maîtresse, avec laquelle il passa la nuit.

Le jour ne fut pas sitôt venu, que le maître du logis arriva ; et, désirant sçavoir s’il pourroit reconnoître celui qui avoit couché avec sa fille, il fit venir tous ses valets pour parler à lui, et, les ayant tous regardés, il fut bien étonné de voir qu’ils avoient chacun leur marque. Il s’en alla de ce pas tout en colère vers sa fille, et lui dit : Morbieu ! si tous ceux qui ont le front noirci ont couché cette nuit avec toi, jamais fille de laboureur ne fut mieux cliquetée. Elle lui jura qu’il n’en étoit venu qu’un, contre lequel encore s’étoit-elle bien défendue, mais qu’elle n’avoit pu le reconnoître, et qu’elle ne sçavoit pas comment c’étoit que les autres avoient été marqués. Tout le recours de ce bon paysan fut de s’en retourner vers Francion, et de lui dire ce qui étoit arrivé chez-lui, pour sça-