Page:Sorel - La Vraie histoire comique de Francion.djvu/494

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ment ? Vous avez raison en ceci, dit Raymond ; il faut avoir pitié de ces bons drôles qui nous font passer le temps. Les hommes sont faits pour se subvenir les uns aux autres, et, pour ce qui est de ces gens-là, ils ne peuvent trouver, de quoi vivre qu’avec des personnes faites comme nous. Si Bergamin revient, je suis d’avis que vous ne méprisiez plus ses remontrances ; il faut plutôt le gagner par la douceur (ce qui sera, je crois, fort facile), afin que l’on soit plus assuré de lui et qu’il n’aille point publier vos amours.

Ils en étoient là lorsque Dorini les vint voir, et, se tournant vers Francion, lui dit que tout étoit perdu, que Nays étoit tellement en colère contre lui, que l’on ne la pouvoit apaiser ; que son amour s’alloit changer en haine ; qu’elle vouloit rompre tout ce qui avoit été fait avec lui, et qu’elle juroit qu’il ne lui seroit jamais rien davantage que ce qu’il avoit été. Quoi donc ! c’est à bon escient, dit Francion, et c’est par son commandement exprès que l’on m’a rebuté chez elle : voilà une chose bien indigne, et je ne mérite point que l’on me traite de la sorte. Il faut écouter les raisons de ma parente, repartit Dorini ; il faut vous conter ce qui est arrivé. Hier au soir, bien tard, l’on lui vint dire que des dames désiroient de parler à elle : c’étoit une Vénitienne, appelée Lucinde, et sa fille Émilie, qui sont ici pour des procès. Elle croyoit qu’elles la voulussent prier de quelque sollicitation envers quelqu’un de nos parens, comme nous en avons quelques-uns qui sont en magistrature, tellement qu’elle dit que l’on les fît entrer, parce qu’elle est extrêmement charitable envers les personnes de son sexe ; mais elle ouït tout autre chose que ce qu’elle attendoit.

Francion avoit tressailli à ce mot d’Émilie, et s’étoit déjà douté de quelque malheur ; mais, bien que Dorini l’aperçût, il ne laissa pas de continuer ainsi : Lucinde, ayant tiré Nays à part, lui dit qu’elle étoit fort fâchée de n’avoir point sçu plus tôt ce qui s’étoit passé entre vous et elle, parce qu’elle fût venue promptement l’empêcher et déclarer que vous aviez déjà promis mariage à sa fille ; que néanmoins elle s’imaginoit que l’affaire n’étoit pas tellement avancée, que l’on n’y pût remédier, et que Nays n’auroit point de sentiment si elle vouloit épouser un homme qui avoit de l’affection pour une autre et qui usoit envers elle d’une tromperie manifeste.